Maleficent, entre conte et Fantasy

Maleficent, entre conte et Fantasy

Soumis par Rémi Poitras le 25/06/2020
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En 2014, les studios Walt Disney publient le film Maleficent, mettant en scène la fée noire Maléfique (Maleficent en v.o.), antagoniste de La Belle au bois dormant, dans le rôle principal. Jouant habilement d'une inversion des rôles, la production se présente comme une réécriture de la version animée de 1959, elle-même inspirée du conte de Charles Perrault. À peine un an plus tard, suivant cette tendance à actualiser leurs classiques, les studios Disney produisent Cinderella. Réadaptation un peu plus fidèle aux versions antérieures, Cinderella n'en engendre pas moins un important succès international Profitant de cette lancée, le célèbre studio récidive et produit en 2019 une suite intitulée Maleficent: Mistress of Evil.

Il est à noter que la tendance à reprendre ces classiques intemporels bat toujours son plein. Mais à quel point peut-on alors encore parler de contes? Si le déroulement du récit de Cinderella reste, à quelques exceptions près, proche au conte de Perrault, les Maleficent s'en distancient grandement. Le premier volet s'étant déjà bien éloigné du conte original, nous nous demandions si la suite pouvait toujours prétendre se rattacher à ce que Vladimir Propp théorise dans la Morphologie du conte. Nous ne cacherons pas que notre première intuition à cet égard était que Maleficent: Mistress of Evil n'aurait pas ou très peu d'éléments pouvant rejoindre la théorie de Propp. Force est d'admettre que notre première intuition s'est avérée plutôt erronée.

Maleficent met en scène un monde merveilleux où l'existence des fées et autres créatures magiques est bien connue. Si le monde des hommes est séparé de celui des créatures (la Lande, ou the Moors en v.o.), il n'en est pas entièrement coupé. Certaines créatures magiques, dont les trois fées-marraines, sont les bienvenues dans le royaume du roi Stefan lors du baptême de la jeune Aurore. Sommes-nous donc toujours dans un monde proche de celui du conte tel que décrit par Propp, ou sommes-nous dans un monde de fantasy qui s'en éloignerait ? Annie Besson énonce, dans son ouvrage La fantasy que

Le modèle du conte de fées nous paraît […] moins consubstantiel au genre moderne de la fantasy que ne l'est celui du mythe : si on peut se permettre une formule rapide, là où celui-ci rend le quotidien merveilleux (ne serait-ce qu'en le dotant d'origines sacrées), le conte opérerait davantage en rendant le merveilleux quotidien : en le faisant affleurer dans le vécu schématisé de petites gens ou de royaumes de convention.[1]

Le merveilleux faisant partie du quotidien de la diégèse dans Maleficent, tant du monde des hommes que de celui de la Lande, nous sommes, suivant la logique d’Annie Besson, dans un monde de conte. Qui plus est, Besson nous explique que « deux voies principales s'ouvrent alors à la fantasy pour ses reprises du conte : soit des réécritures […] soit une référence plus indirecte à la féerie, cette seconde option, qui se traduit pour l'essentiel par la présence de personnages de fées, ne relevant pas toujours, selon nous, à strictement parler d'une intertextualité du conte[2]». S'il y a bien entendu des fées dans La Belle au bois dormant de Charles Perrault, il n’y est rien mentionné du royaume de la Lande, ni d'une guerre avec celui-ci.

Qui plus est, la vieille fée lançant la malédiction à la princesse chez Perrault ne le fait ni pour défendre un royaume, ni même par vengeance : « Le tour de la vieille fée était venu : elle dit en hochant la tête, plus par dépit que par vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait[3]». Celle-ci est en effet froissée de ne pas avoir été invitée à la fête donnée en l'honneur de la princesse. Une fois sa malédiction annoncée, la vieille fée disparaît complètement du conte, laissant la place au prince héros et à la princesse endormie. Le monde de la féerie ajouté dans la trame narrative de Maleficent déroge ainsi du déroulement standardisé de l'action du conte et crée ainsi un double niveau à la structure du récit.

Chose étonnante, le monde de la féerie y est traité à partir d'une dualité somme toute très contemporaine. Dans le deuxième opus de Maleficent, le monde des humains est représenté par l'industrie et la technique. À l'insu du Roi John, la Reine Ingrith monte une puissante armée. Dans les sous-sols secrets du château, on assiste à une industrialisation militaire massive. Apprenant que les créatures de la Lande sont sensibles au fer, Ingrith fait forger des centaines de lances, d'épées et d'arbalètes. Cette maîtrise de la technique et de l'industrie est présentée en totale opposition avec le royaume de la Lande, qui est celui de la nature et de la conservation de celle-ci. Les fées noires (Dark Feys en v.o.) cultivent par ailleurs leur haine des humains en affirmant que ces derniers ne font que tout détruire sur leur passage. Cette thématique de la dichotomie protection/destruction de la nature est typiquement contemporaine.

Malgré l'ajout de l'univers féerique, l'intertextualité avec le conte est au cœur de Maleficent. Si cette intertextualité est largement transformée et manipulée, il n'en demeure pas moins que les personnages fonctionnent et opèrent selon un système se rapportant à la théorie de Vladimir Propp, à quelques exceptions près. L'inversion des rôles place la princesse Aurore dans une situation nébuleuse. Quoiqu'elle demeure, dans Maleficent: Mistress of Evil, un personnage principal, on comprend difficilement le rôle qu'elle doit y jouer.

En effet, la protagoniste Aurore est reléguée à un rôle secondaire. Elle sert bien entendu de lien entre les deux mondes, puisqu'elle est à la fois humaine et Reine de la Lande. Cependant ses agissements sont dictés ou prévus par les deux figures du mal: Ingrith la marâtre et Maléfique. Elle est donc en plein cœur de la guerre entre les deux royaumes et plus souvent qu'autrement un instrument des machinations de la marâtre. Aurore, qui en plus de l'amour qu'elle porte au Prince Philippe, voit son mariage avec ce dernier comme l'opportunité d'unir les royaumes de la Lande et d'Ulfstead. Au contraire, la célébration sera utilisée par la Reine Ingrith pour déclarer la guerre aux habitants de la Lande. Elle leurre ceux-ci dans la cathédrale où doit avoir lieu le mariage et tente de les exterminer.

Ainsi, les projets d'Aurore sont réutilisés par la marâtre pour arriver à son objectif. À la fin du film, Aurore réussit à calmer sa marraine Maléfique et à faire ressortir son côté bienveillant alors que celle-ci, prise d'une terrible colère, s'emploie à semer la destruction autour d’elle. Cette manœuvre est malheureusement déjà prévue par la marâtre qui profite de ce moment d'inattention pour tuer Maléfique. Il est donc intéressant de constater que l'héroïne du conte reste au centre de toutes les actions malgré un rôle moins central. Ces actions sont simplement réutilisées et réappropriées par la figure du mal. En ce sens, la production de 2019 reprend l'inversion des rôles établie dans le premier film. Nous suivons toujours l'histoire de La Belle au bois dormant, à la différence que le personnage éponyme du conte de Perrault est privé de tout pouvoir d'action. Cela distancie bien entendu les deux films de la Morphologie du conte.

Si la figure de l’héroïne ou du héros est bien loin de celle décrite par le théoricien russe, le fonctionnement de la figure de l'agresseur[4] est entièrement celle de l'ouvrage de 1928. Suivant le chapitre intitulé « Fonction des personnages »[5], nous sommes à même de constater à quel point la structure du deuxième volet de Maleficent présente une constante similitude avec la théorie de Propp. Au début du récit, la Reine Ingrith enquête sur le royaume de la Lande afin de trouver un moyen efficace de vaincre les habitants de celui-ci.  Suivant les quatrième et cinquième points du chapitre de Propp « L’agresseur essaie d'obtenir des renseignements [et] l'agresseur reçoit des informations sur sa victime[6]». La marâtre apprend, par un serviteur ayant tous les traits d'un gobelin ou d'une créature provenant de la Lande, que l'extraction d'une fleur magique permet de créer un poison causant instantanément la mort chez les fées et autres habitants du royaume d'Aurore. Elle envoie donc des paysans récolter ces fleurs magiques en grande quantité pour préparer la guerre à venir.

Apprenant qu'Aurore a accepté la main de son fils, la Reine Ingrith organise un souper auquel elle invite Maléfique puisqu'elle est la mère adoptive de sa bru en devenir. Lors de cette rencontre familiale tendue, Ingrith provoque Maléfique, finissant par la mettre dans une terrible colère. Profitant des éclats de celle-ci, Ingrith poignarde son propre mari, le Roi John, reconnu pour ses promesses de paix au peuple de la Lande. Ingrith utilise l'aiguille du métier à tisser maudit par Maléfique lors du premier film, le bon Roi John tombant ainsi dans un sommeil magique.

De ce fait, Ingrith a beau jeu de blâmer la marraine d'Aurore. Cette dernière ne croira pas à l'innocence de Maléfique, qui finit par s'enfuir. Cette scène correspond au sixième point de Propp, à savoir que « l’agresseur tente de tromper sa victime pour s'emparer d'elle[7]». En effet, à la suite du départ de Maléfique, la marâtre invite Aurore à son château et Aurore devient, en pratique, prisonnière de celui-ci. Le théoricien russe mentionne par ailleurs que « l’agresseur agit par la persuasion » et « agit en utilisant des moyens magiques[8]». La marâtre charme Aurore en lui promettant la grandeur de son amour et la beauté du château d'Ulfstead, qu'elle présente comme étant sa nouvelle maison. Elle réussit sans trop de difficulté à convaincre la Reine de la Lande que c'est bel et bien Maléfique qui, dans sa colère, a fait sombrer le roi dans le sommeil magique. Les motifs de cette scène concordent avec une remarquable précision aux détails mentionnés par Vladimir Propp.

Qui plus est, la réaction d'Aurore à ces événements correspond au point suivant du chapitre de la Morphologie, soit que « la victime se laisse tromper et aide son ennemi ». En effet, Propp mentionne que « la proposition trompeuse et l'acceptation correspondante prennent une forme particulière dans le pacte trompeur. Dans ces circonstances, l'accord est extorqué, l'ennemi profitant d'une situation difficile où se trouve sa victime. Quelquefois, cette situation difficile est à dessein créée par l'agresseur[9]». Aurore, naïve par essence dans cette inversion des rôles conçue pour laisser la place de prédilection aux figures du mal, ne réalise pas que la colère de Maléfique est provoquée par la Reine Ingrith. Elle se sent trahie par sa marraine qui était a priori réticente à son mariage. Étant convaincue de rester au château, Aurore aide la marâtre à réaliser ses rêves de destruction puisqu'elle invite le peuple de la Lande à venir célébrer son mariage.

Maléfique, voyant qu'elle perd la confiance de sa protégée, tente de s'enfuir du château d'Ulfstead mais est blessée par une balle d'argent. Cela répond une fois de plus à un point de l'ouvrage de Propp, soit que « l’agresseur nuit à l'un des membres de la famille ou lui porte préjudice ». Après avoir été secourue par une créature de son espèce, Maléfique est transportée dans un endroit secret, inconnu d'Aurore. Propp mentionne à propos de ce point que « cette fonction est extrêmement importante, car c'est elle qui donne au conte son mouvement. L'éloignement, la rupture de l'interdiction, l'information, la tromperie réussie préparent cette fonction, la rendent possible ou simplement la facilitent[10]». Tout cela se déroule bien entendu rapidement dans le film de Disney. En effet la scène du souper suffit à mettre en place tous les dispositifs nécessaires pour permettre au conte de se dérouler. Les scènes suivantes se concentrent plus particulièrement sur Maléfique et sa rencontre avec les fées noires, espèce dont elle est la plus puissante descendante.

Un élément intéressant, bien que traité superficiellement, est la transmission orale de la légende. Pourquoi, si le premier volet de la série se termine avec l'agrégation de Maléfique et l'acceptation commune de sa bonté, la suite présente encore le personnage campé par Angelina Jolie comme étant Mistress of Evil ? Usant d'une étonnante originalité, la narration du deuxième volet explique, dès le début du film, que la légende de la Belle au bois dormant s'est transmise à travers plusieurs royaumes, en spécifiant le caractère démoniaque de Maléfique. Disney fait en quelque sorte l'apologie de sa version de 1959:

« Once upon a time, or perhaps twice upon a time, […] there was a powerful Fey named Maleficent. For some reasons the Mistress of Evil and protector of the Moors was still hated after all this time [...]for as the tale was told over and again throughout the kingdom, Maleficent became the vilain once more[11]». On apprend un peu plus tard que c'est la marâtre Ingrith qui a perpétué l'histoire de Maléfique et de la Belle au bois dormant afin de donner une image négative de la fée noire et de polariser le royaume d'Ulfstead pour le préparer à la guerre contre le royaume de la Lande. Cet habile clin d'œil met de l'avant la transmission orale du conte et explique indirectement les changements apportés dans le cadre de la production cinématographique. Cependant, une fois la reine Ingrith vaincue, il aurait été pertinent de continuer dans cette voie, à savoir comment l'image de Maléfique pourrait être redorée. Peut-être dans un troisième volet ?

Bref, si le film Maleficent: Mistress of Evil déroge sur plusieurs points de la construction classique du conte, il cherche sans cesse à se rapprocher des éléments structurels que l'on retrouve dans la Morphologie du conte. Le personnage de la marâtre et ses agissements correspondent à ceux de la figure de l'agresseur tel que théorisée par Vladimir Propp. Évidemment, les différences avec la structure du conte original de Charles Perrault sont immenses, la superposition des mondes humains et féériques faisant pencher la production vers la fantasy. Le succès de ces deux productions vient d'ailleurs peut-être de la pluralité des genres présentés. Les studios Walt Disney ont, en ce sens, su trouver une recette astucieuse permettant une réactualisation originale, et profitable, de leurs plus grands classiques.

 

BIBLIOGRAPHIE

Auger, Etienne «Avec Maléfique, Disney fait danser le bien et le mal», 18 juin 2014 (en ligne) <http: //www.slate.fr/story/88635/malefique-disney-danser-bien-mal>

Besson, Anne, La fantasy, Paris, éditions Klincksieck, 2007, 202p.

Gingras-Gagné, Marion, Subversion et éloge de la méchante dans «Maleficent»: la femme forte et puissante comme nouvelle héroïne du conte de Disney, 04/09/2017, In. Pop en stock,http://popenstock.ca/dossier/article/subversion-et-%C3%A9loge-de-la-m%C3%A9chante-dans-%C2%ABmaleficent%C2%BB-la-femme-forte-et-puissante

Perrault, Charles, Les plus beaux contes, Champigny, Éditions Lito, 1988, 170p.

Propp, Vladimir, Morphologie du conte, Paris, éditions du seuil, 1965, 254p.

 

 




[1]    Besson, Annie, La fantasy, éditions Klincksieck, coll. 50 questions, 2007, Paris, p.76.

[2]    Besson, Annie, Op. Cit. p.77.

[3]    Perrault, Charles, Les plus beaux contes, Éditions Lito, Champigny, 1988, p.84.

[4]    Propp, Vladimir, Morphologie du conte, Éditions du Seuil, Paris, 1965, p.35.

[5]    Idem.

[6]    Propp, Vladimir, Op Cit., p.39,

[7]    Propp, Vladimir, Op Cit., p.40.

[8]    Idem.

[9]    Propp, Vladimir, Op Cit., p.41.

[10]  Propp, Vladimir, Op Cit., p.42.

[11]  Maleficent : Mistress of Evil, 4 min. 44- 5 min. 26.