Pour une nouvelle typologie des fictions policières

Pour une nouvelle typologie des fictions policières

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 27/06/2020
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Historiquement, la question du roman policier en tant que genre a été marquée par la codification d´un modèle spécifique devenu progressivement hégémonique, celui du roman à énigme. Établi au tournant de la Belle Époque entre le triomphe de Sherlock Holmes et l´apogée de « l´âge d´or de la détection » britannique, ce type de fiction policière a longtemps éclipsé dans le discours critique d´autres formes concurrentes. Le succès ultérieur du roman noir (dont on oublie trop souvent qu´il fut contemporain non seulement du « Golden Age » mais des dernières fictions sherlockiennes de Conan Doyle[1]) permit toutefois d´opposer deux grands modèles, auxquels vint s´ajouter, dans la tripartition désormais canonique introduite par Todorov dans sa « Typologie de la prose » (1971), un troisième terme aux contours flous, celui du roman de suspense (amalgamé au label commercial anglo-saxon tout aussi flou du « thriller »). Malheureusement, cette première distinction utile entre trois types distincts de récit policier s´est ancrée dans le discours critique en solidifiant ces blocs comme des entités monolithiques sans tenir compte des multiples variantes qui œuvrent en leur sein. L´intérêt accru pour le domaine protéiforme (et transmédiatique) des fictions policières, ainsi que leurs combinatoires sans cesse en mutation, oblige à reconsidérer ces grands ensembles afin d´aboutir à une nouvelle typologie qui tienne compte de quantité de cas exclus ou ignorés et permette ainsi de tracer un panorama plus pertinent du vaste territoire qu´est la « polarsphère ». Le binôme du crime et du châtiment (tel que synthétisé par le titre matriciel du roman criminel de Dostoïevski en 1866) constitue un des éléments différentiels majeurs qui permet de s´orienter dans cette nebuleuse toujours changeante.

 

I) Le Roman d´Aventures Policières

Une première forme de fiction policière provient du roman populaire (roman-feuilleton français, Newgate Novel britannique, dime novels états-uniens) et constitue une sorte de compromis: le Roman d´Aventures Policières (ou encore Roman policier archaïque). La structure d´ensemble reste celle du roman d´aventures (accumulation de péripéties, retournements spectaculaires de situations, mystères emboîtés, hégémonie de l´action aux dépens de la réflexion analytique, etc.), mais l´on voit émerger en son sein des épisodes d´énigmes élucidées par la détection, de thèmes (la criminalité urbaine, les fausses identités, etc), des motifs (la chambre close) et des situations (la course-poursuite, les usurpations d´héritage, etc.) qui vont caractériser l´univers du roman policier. La logique des crimes et des châtiments est celle, manichéenne, qui régit le roman-feuilleton dans son ensemble (« il faut que tout crime ait son châtiment »[2]). Héritière du fantasme du « contrapasso » dantesque qui régissait l´âge des supplices[3], cette logique archaïque semble  réactivée par le nouveau paradigme légal des peines modulées et l´extension des dispositifs de pouvoir des sociétés disciplinaires[4].

On peut distinguer des récits :

A) Axés sur la figure de l´enquêteur, qui reste essentiellement un Justicier clairement surhumain (Nick Carter, Sexton Blake, Rouletabille, Harry Dickson, etc.). C´est par lui que le crime reçoit son châtiment exemplaire, le cas emblématique étant l´énucléation du Maître d´école et l´étrange supplice du lubrique Ferrand orchestrés par le prince Rodolphe dans Les Mystères de Paris[5].

B) Axés sur le criminel (Zigomar, Fantômas, Fu Manchu, etc.), tout aussi surhumain, ou des organisations criminelles qui en démultiplient les dangers (les Habits Noirs, les Mohicans de Paris). L´éclat des crimes prédomine, leur châtiment étant sans cesse dilaté, jusqu´à l´invraisemblance (le terme « rocambolesque » renvoyant d´ailleurs à une singulière combinatoire réversible, le personnage de Rocambole changeant du rôle de criminel à celui de justicier).

C) Axés sur la victime, selon la tradition mélodramatique des innocents persécutés. Le châtiment du crime est là aussi dilaté, mais c´est l´amplification des torts qu´il entraîne qui anime la progression de l´intrigue selon une autre logique du « comble ». Selon une combinatoire protéenne la victime peut se transformer en enquêteur ou en criminel, voire opérer un cumul variable de rôles (Montecristo, Chéri-Bibi). La vengeance d´un crime devient alors le moteur du récit.

D) Hybridations du genre

a) Le roman d´aventures policières va rivaliser avec l´émergence du roman policier à énigme: plusieurs rivaux de Sherlock seront encore essentiellement des Justiciers (comme les Quatre Justiciers et autres "crimefighters" d´Edgar Wallace).

b) Il accompagne aussi la naissance du roman noir (notamment à travers les pulps états-uniens, avec les Justiciers masqués tels The Shadow ou les surhommes tels que Doc Savage, etc). Les premiers romans "hard-boiled", signés par Carroll John Daly, seront encore proches de ses codes.

c) Il marque enfin la formation du roman d´espionnage, le Richard Hannay de John Buchan faisant figure de transition entre l´aventurier policier et l´espion. La tradition du roman d´aventures d´espionnage (emblématisée par le succès planétaire et transmédiatique de James Bond) lui en est directement redevable.

Tout en s´en appropriant divers traits, ces derniers genres vont finalement l´éclipser; il reste néanmoins vivant dans la littérature pour la jeunesse (Fantômette, etc.) ou dans le roman sériel d´inspiration feuilletonnesque (Nick Carter-Killmaster, etc.). Au cinéma, il va être un vecteur essentiel du genre d´action à thématique policière, depuis les premiers serials jusqu´aux blockbusters contemporains (John Wick, etc.).

 

II) Roman policier à énigme

Le modèle canonique, puisqu´historiquement le plus rigoureusement établi et étudié dès sa naissance (symptomatiquement désignée comme « âge d´or ») est celui du roman policier à énigme classique.  Non seulement on a longtemps réduit « le » roman policier à cette simple variante, mais encore cette variante à sa version dominante, celle du roman à énigme d´enquête (ou de détection). Étant donné la quantité d´études consacrées à cette dernière (v. Y. Reuter, ch. 3), nous en présentons une synthèse très schématique, la contrastant avec d´autres variantes plus méconnues.

A) Roman de l´enquête

1) Présenté dans sa forme pure comme un pur jeu d´esprit entre détective et criminel mais aussi entre lecteurs et texte, le roman à énigme privilégie le caractère analytique et logique de l'enquête comme processus réflexif qui remonte du crime à ses origines. La constitution du mystère en problème tend à réduire les rôles et les thèmes aux nécessités d'une mécanique répétitive. La structure inversée qui reconstitue le récit du crime à rebours a pour conséquence une perte d'épaisseur psychologique chez le personnage romanesque mais aussi, comme le postule Uri Eisenzweig, une certaine « impossibilité » (terme volontiers provocateur auquel on pourra préférer celui de paradoxe) narrative : selon le pacte de lecture postulé par ce genre, le récit du crime doit être à la fois absent (pour que le mystère subsiste) et présent (pour pouvoir être reconstitué à travers les indices par l´enquêteur et le lecteur).

Au sein de ce système très vite codifié (les célèbres règles de Ronald Knox ou S. S. Van Dine[6]), le crime spectaculaire du roman populaire est domestiqué par un triple régime concomitant : celui de la bienséance (foin des ekphrasis macabres dont se délectaient les feuilletonistes), celui de la ludification générale (il est un jeu soumis à des règles de « fair-play » entre le criminel et la microsociété élitaire où il s´inscrit -aux antipodes des « bas-fonds » du lumpenprolétariat-, dont l´enquêteur est le défenseur et emblème; jeu qui met en abyme celui du texte et du lecteur qu´il dynamise) et enfin celui de l´idéologie conservatrice (aux antipodes des crimes réels de la chronique des faits divers, il est le plus souvent un moyen quelque peu excentrique de régler des querelles patrimoniales, voire une pure « œuvre d´art » d´esthète). Il en va de même pour les châtiments : aux antipodes de « l´éclat des supplices » (M. Foucault), ils sont réduits au nouveau régime de l´enfermement disciplinaire, voire convenablement ostracisés du texte, une fois l´identité du criminel établie par l´enquêteur au terme du jeu qui les opposait. Triomphe ainsi l´     l’idéologie foncièrement conservatrice du genre : l´élucidation de l´énigme correspond à l´élimination rituelle du bouc émissaire où se concentre le mal, restituant son innocence à la société.

2) Plusieurs variations sont possibles, que ce soit au niveau de la macrostructure, de la distribution des rôles et des fonctions, voire des motifs principaux.

a) Ainsi, au niveau de la macrostructure on peut trouver une variante significative: l´intrigue inversée (le lecteur connaît le récit du crime, l´intérêt du récit d´enquête se déplace sur le comment de la reconstitution établie par l´enquête). Inaugurée par la série consacrée à John Thorndyke par Austin Freeman[7] , la version la plus globalement connue reste celle de la série télé Columbo[8].  

 Plusieurs variations mineures sont aussi possibles, dont l´accumulation de différentes solutions concurrentes de l´énigme principale jusqu´à présentation de celle qui les dépasse toutes (forme la plus simple : l´opposition entre la version de l´accusation et celle de l´avocat Perry Mason lors de l´inévitable procès final, à la limite des “court-room dramas”; forme accrue : Le club des détectives d´A. B. Cox).

b) Pour ce qui est des rôles et des fonctions, on peut trouver des permutations plus ou moins ingénieuses (l´enquêteur est le criminel, le criminel est le tout premier suspect que l´on croyait blanchi, voire le criminel est le propre narrateur). Le "personnel du roman" permet aussi d´établir quelques sous-catégories appréciées du public: ainsi le/la détective amateur, les docteurs détectives (sous-genre lancé par Josephine Bell dans Death on the Borough Council, 1937), les chefs (qu´ils soient héros, victimes ou criminels) des "culinary mysteries" (inaugurés par Rext Stout dans Too Many Cooks, 1938), les animaux enquêteurs ou "Furry Sleuths" (notamment la série des "The Cat Who..." de Lillian Jackson Braun, entammée en 1966 et interrompue par la mort de l´auteur en 2011), etc.

c) Pour les motifs, il en est des structurants (la chambre close), d´autres qui imposent plutôt un personnel et des situations-types particulières, centrées autour de l´espace (les meurtres dans les petites villes des "cozy mysteries", dans les campus, dans les croisières, dans les trains, etc.) ou la temporalité (les enquêtes contre la montre, les enquêtes d´affaires anciennes, etc.).

 

 

B) Le roman du « gentleman cambrioleur » substitue à la structure duelle de l´enquête celle de la préparation et exécution du vol, marquant une inversion axiologique tout aussi ludique que le modèle principal (Raffles vs Sherlock).   Gentleman dandy caractérisé par son charme et ses manières impeccables, répugnant à l´exercice de toute violence, il ne vole pas seulement pour acquérir des richesses matérielles mais aussi (et surtout) pour le plaisir de l'acte lui-même, souvent associé à la correction d'une faute morale (voler à des voleurs), à la sélection de cibles riches (pour parfois aider des bonnes causes) ou d'objets particulièrement rares et difficiles d´accès.

Il peut se situer à la frontière du roman d´aventures, marqué par la tradition des biographies criminelles ambigües (où le criminel est à la fois exalté et moralement condamnable) : tel est le cas du célèbre Arsène Lupin. Il peut aussi (et c´est aussi le cas de Lupin) devenir à son tour, épisodiquement, enquêteur.  Plus encore que dans le récit d´enquête le crime est essentiellement ludique tandis que le châtiment est élégamment éludé. Ce sous-genre, quoique beaucoup plus minoritaire que celui du roman d´enquête, va survivre au Golden Age comme en témoigne le succès télévisuel de Simon Templar The Saint (créé par Leslie Charteris en 1928) ou sa variante parodique la Panthère rose (créée par Blake Edwards en 1963), ainsi que la vogue des "voleurs fantômes" ("kaitō") dans les mangas et animes nippons.

C) Le roman à énigme classique axé sur la victime constitue une catégorie liminaire et problématique : il constitue en fait une figure de transition, héritière des romans gothiques (dont la variante radcliffienne insistait déjà sur la dimension herméneutique de l´enquête visant à élucider les multiples mystères à répétition) et des mélodrames de la victime persécutée. Dans le droit fil des "sensation novels" victoriens, plusieurs récits présentent des victimes (féminines) menant l´enquête dans un cadre domestique devenu littéralement "défamilarisé" ("unheimlich"): ce sont les "mystery novels" » du type dit « Had-I-But-Known » dont Mary Roberts Rinehart fut la romancière attitrée. Mais ce type de transition va s´autonomiser, se transformant en récit de suspense lorsque le procédé éponyme y devient central jusqu´à éclipser la dimension énigmatique de l´enquête.

 

D) Hybridations génériques:

1) L´énigme historique est en passe de devenir la forme dominante qui se substitue à la mouture classique, jugée trop datée et fixée dans ses formules. Popularisée dans les années 70 par l´œuvre de Peter Lovesey, Ellis Peters ou Ann Perry, puis intronisée par Eco dans Le Nom de la Rose (1980), cette hybridation entre le récit d´énigme classique et le roman historique cumule les attraits de ces deux genres qui dominent le champ littéraire de la grande consommation. Elle permet d´échapper au schématisme de plus en plus décrié de la formule du roman à énigme en lui apportant un « supplément d´âme » à travers la reconstitution plus ou moins minutieuse et dépaysante de conditions historiques éculées.

2) Le récit d´enquête peut aussi, de par la fixité de ses formules, être transposé dans d´autres genres, aussi éloignés semblent-ils (les récits de mystères robotiques d´Asimov, ou les incursions dans la Fantasy du type Sherlock Gnomes, John Stevenson, 2018). Un sous-genre particulièrement important, à la lisière du fantastique, est celui des "détectives de l´étrange", du Dr John Silence d´Algernon Blackwood ou Carnacki The Ghost Finder de William Hope Hodgson au John constantine d´Alan Moore.

3) Un cas-limite serait la mobilisation des structures du récit d´enquête pour l´appliquer à l´essai, de l´holmésologie critique aux élucubrations herméneutiques de Pierre Bayard[9], mais aussi de cet envers paradoxal de l´érudition holmésienne qu´est la « ripperology » ou « éventrologie », vouée à l´élucidation de l´identité du mystérieux Jack l´Éventreur.

 

III)  Roman Noir

Délibérément opposé au modèle du roman à énigme tel qu´établi par les écrivains du « Golden Age », le Roman Noir a surtout été catégorisé dans ses oppositions formelles et thématiques à son rival-repoussoir. Ce serait, face à l´hypertrophie de l´énigme intellectuelle, le domaine de l´action violente; face à la structure rigoureuse et contraignante, une forme élastique; face à la proscription de la psychologie et des circonstances sociohistoriques, le retour brutal de celles-ci érigées en vecteurs dominants du récit. Historiquement, l´impact de la Grande Guerre et de la Prohibition, puis de la Grande Dépression, semblent à la fois déterminer cette coupure radicale avec l´idéologie conservatrice de la forme mise au point par l´âge edwardien de l´Empire britannique et marquer l´irruption des nouvelles forces sociopolitiques au sein même de l´intrigue policière.

Ce régime d´opposition détermine aussi un type d'écriture. Face à la réduction du langage comme pur instrument de la rationalité chez Poe ou Conan Doyle et son corollaire, le parti pris d'un minimalisme descriptif, s´affirme dans le roman noir un langage ouvert à toutes les variations sociolinguistiques (allant des métaphores ironiques du narrateur jusqu´à l´argot le plus cru) et toutes les inflexions des affects, marquant ainsi le lien indissoluble entre langage, société et psychisme. L'insertion d'unités descriptives articule l´immense variété de l'espace topologique et sociologique, établissant une vraie poétique, voire mythologie, de la jungle urbaine (B. Tadié, 2006).

Cela détermine aussi la mutation majeure du binôme du crime et du châtiment. Renouant avec les racines populaires du roman de la violence, le roman noir se situe aux antipodes du régime policé du roman à énigme. Le crime y est à la fois brutal (s´exposant aux accusations de sadisme de la part des détracteurs), vraisemblable (transferts nombreux entre faits divers et romans, de Hammett à Jim Thompson ou James Ellroy) et symptomatique d´une anomie sociale générale. Corollairement, le châtiment est incertain (voire injuste) dans un monde sous l´emprise du Mal, à la fois social (« horreur économique » du capitalisme, xénophobie et fascisme latent), psychologique (la pulsion de mort y contaminant la libido jusqu´à en devenir indissociable) et métaphysique (version pop du mauvais démiurge gnostique). Globalement c´est l´idée d´une société criminogène qui domine, sans remèdes magiques qui puissent servir d´idéologie de consolation (Eco 1993, pp. 69-70).

Il faut toutefois tenir compte des spécificités des variantes, ignorées par la tradition critique qui limite encore une fois le roman noir à un modèle principal, celui, sous l´influence du roman à énigme, du récit d´enquête, au détriment d´autres formules qui lui sont pourtant plus caractéristiques.

 

A) Roman Noir d´Enquête

1) Il conserve le canevas du roman à énigme mais substitue à sa structure régressive et duelle une enquête dynamique qui devient le centre du récit, quitte à éclipser la reconstitution du récit du crime préalable qui s´avère souvent irrésolu et irrésoluble, (aspect qui va devenir dominant dans l´évolution contemporaine du « Néo-Noir »). Le caractère événementiel de l'enquête elle-même prend le dessus, privilégiant le faire sur le dire et faisant coïncider le récit avec l'action[10].

Ce récit prospectif permet d´explorer l'obscurité et le désordre de la ville mais aussi de la vie au milieu du capitalisme sauvage, tandis qu´émerge un nouveau personnage qui en est à la fois le reflet désenchanté (empruntant des traits antihéroïques) et le seul redresseur de torts possible (aspect chevaleresque appuyé par Chandler). Il s´agit du hard-boiled dick (détective privé dur-à-cuire), cynique rejeton des surhommes justiciers du roman populaire, à mi-chemin entre les divers milieux explorés par le récit, des forces de l´ordre (souvent corrompues) à la pègre (souvent présentée de façon ambigüe, car tout aussi déterminé sociologiquement que le reste du personnel romanesque). Outre le détective (figure liminaire entre le policier et le malfrat), il peut s´agir d´un journaliste (lui aussi tiraillé entre la déontologie et la corruption propres au Quatrième Pouvoir)[11].

Le crime (souvent décliné au pluriel, selon une logique de cascade provoquée par l´enquête elle-même) n´est pas un fait isolé mais le symptôme d´un dérèglement sociétal. Comme tel ses ramifications sont multiples et il est difficile, souvent même impossible, d´en élucider les tenants et les aboutissants, voire de trouver le réel coupable[12].  Plus encore, l´idée même de châtiment devient problématique, les sources profondes du crime continuant à informer la société malgré le travail du détective, figure sisyphéenne qui se voit lui-même gagné par la contagion du mal, voire parfois la propage[13].

2). Parmi les figures de transition entre détective classique et noir, celle de Maigret est sans doute la plus marquante. Malgré l´influence de la formule de l´énigme classique, une certaine sensibilité « noire » marque le récit (Simenon, connaisseur de la littérature états-unienne et ancien journaliste de faits divers ayant frayé avec la pègre, est aussi auteur de « romans durs »[14]). Maigret partage des traits avec le détective dur-à-cuire malgré sa condition de policier soumis à la routine bureaucratique; son regard distancé le place en situation liminaire entre les milieux sociaux, plutôt axés ici sur la petite, moyenne et haute bourgeoisie (ce que l´on retrouvera dans une certaine tendance balzacienne du « polar à la française », notamment illustré au grand écran par Claude Chabrol[15]).

3) Un autre sous-genre émerge lorsque le détective privé fait place au policier, ouvrant sur une collectivisation de l´intrigue et de l´enquête: la police procedural. Pluralisation des récits d´enquête (et des enquêteurs) ainsi que des récits de crime, articulés par une structure de l´enchâssement narratif (d´où l´importance du thème du hasard et des coïncidences), d´où émerge un portrait choral à la mesure de la ville et des différents milieux qui la constituent (dans le droit fil des « mystères urbains » du XIXe siècle).

Le crime se collectivise et se diversifie (hold-ups, kidnappings, proxénétisme, etc.) ainsi que le châtiment : l´enfermement devient un rouage de plus dans la machinerie disciplinaire, l´éxécution des coupables devient rare et problématique (suivie d´enquêtes et de sanctions) et plusieurs crimes demeurent irrésolus ou impunis. L´impression d´une vie criminelle solidement implantée dans la société, héritée de l´école sociologique de Chicago, est ici à son comble

Symptomatiquement ce sera le modèle hégémonique du récit policier télévisuel, combinant l´attrait du roman noir avec celui du « soap opera »[16].

4) Lorsque la corruption est généralisée (et c´est souvent le cas), la frontière entre crime organisé, milieu des affaires et milieu politique s´estompe jusqu`à englober l´ensemble du corps social. On est alors face à des récits de complot, où il s´agit avant tout de tenter d´exposer la criminalité globale du système, souvent débouchant sur une victoire pyrrhique et toute provisoire de l´enquêteur (journaliste, avocat, détective, jeune politicien) ou son échec. Le néopolar français, marqué par le désenchantement post-soixante-huitard, s´en fera une sorte de spécialité, mettant de l´avant et explicitant l´aspect politique du roman noir déjà inscrit dès sa naissance.

 

B) Le Roman Noir du criminel change dramatiquement l´angle du schéma classique du roman à énigme. Le crime s´y émancipe de la logique de l´enquête, devenant l´axe central du récit et proliférant à son aise. La logique psychosociale qui y mène est dès lors l´enjeu principal du texte, problématisant la pertinence du châtiment.

1) Sa variante la plus notable est le Roman du Gangster. La naissance du crime organisé moderne renouvelle entièrement l´imaginaire social des « classes dangereuses » et du crime tel qu´hérité des canards criminels et la Newgate Novel.

a) Il peut s´agir d´une véritable biographie criminelle sur le modèle tragique élizabéthain du « Fall of Princes », qui suivait l´apogée et la chute des princes (d´où les nombreux échos shakespeariens) : Little Caesar (W.R. Burnett, 1929), Scarface (Armitage Trail, 1929), etc. La logique traditionnelle du crime et du châtiment est réactivée mais aussi pervertie (le gangster étant l´ombre portée du mythe du « self-made-man »[17]).

b) Ou plutôt d´une radiographie chorale d´un milieu, auquel cas le conflit (et les complicités souterraines) avec les forces de l´ordre peut prendre une place importante, permettant des variantes similaires au police procedural (d´où des formes hybrides qui combinent les deux, du type The Wire, David Simon, 2002-8). L´exemple le plus célèbre reste la trilogie du Parrain, librement adaptée du roman éponyme de Mario Puzo (1969). Les crimes s´accumulent de façon spectaculaire, parfois punis de façon aléatoire ou ironique (un criminel se voit éxécuté par un autre pour une raison autre que ses crimes, etc.). L´idée de la société criminogène est ici érigée en principe paranoïaque, proche des fictions du complot[18], rendant dérisoire tout rêve de châtiment exemplaire.

2) Des sous-genres émergent autour de situations-types du script criminel, notamment :

a) Les fictions de casse (heist) imposent leur propre structure, axée sur la préparation, l´exécution et les lendemains de l´opération, caractérisé par le suspense (ce qui le situe à la croisière du « thriller ») mais aussi l´analyse du milieu criminel, voire la contraposition avec les autres milieux avec lesquels il a à interférer. L´échec est souvent l´issue tragique du récit, présentée comme dysphorique de par l´identification lectrice et spectatorielle aux voleurs.

b) De même les romans de prison mettent en vedette le milieu humain au sein d´un milieu clos (envers de la jungle urbaine, dont il s´agit ici comme d´un condensé au danger exponentiel). Souvent axés sur une tentative d´évasion, ce qui les rapproche de la structure du « casse », ils sont eux-aussi régis par le suspense, à la lisière du « thriller » (là encore c´est l´analyse sociologique de la marginalité qui si les situe dans le territoire du Noir). Là aussi l´échec menace ces marginaux attachants, problématisant l´idée de punition et plus encore de régénération morale par l´incarcération.

c) L´opposition du « loup solitaire » avec le milieu des gangsters, motivée par une vengeance ou un conflit d´intérêts (l´exemple le plus célèbre reste le Parker de Donald E. Westlake, sous son pseudonyme Richard Stark[19]). Dans le premier cas on retrouve la structure des « tragédies de la vengeance » élisabéthaines, dans le deuxième on peut trouver des échos de roman picaresque (et ses conflits héroï-comiques entre malfrats) ou du hard-boiled dick, dont le criminel solitaire est ici l´envers (mais qui peut tout aussi bien « nettoyer » à vide ses adversaires). Crimes et châtiments se polarisent, opposant le savoir-faire ou/et la fougue vengeresse de l´antihéros à l´anonyme « banalité du mal » des tueurs à gages interchangeables. 

 

C) Le Roman noir de la victime criminelle

Oxymore propre au roman noir, la victime criminelle (ou son envers le criminel victimisé) cumule ces deux rôles clairement polarisés et étanches dans les autres traditions. Distinct du détective et du gangster, le loser ou fall guy articule le troisième pilier « hard-boiled », dans le sillage de la longue tradition qui va des « histoires tragiques » aux faits divers. Hanté par la figure de la Fatalité, cet antihéros est poussé au crime, souvent involontaire, par une logique naturaliste qui problématise la notion de culpabilité. Dès lors, son châtiment ne peut être que tragique (cumulant, de façon aristotélicienne, l´horreur et la pitié), bien que la catharsis y soit détraquée: la mécanique infernale du récit nous renvoie à l´écrasement d´un homme révolté qui aurait pu, dans d´autres situations existentielles, bien tourner.

1) Complément souvent exploité de cette figure est celle de la Femme Fatale, par qui la tragédie arrive, embarquant le type innocent dans  le milieu criminogène ou l´intrigue meurtrière –cas classique du triangle amoureux, variante « noire » du schéma tragique de l´amour contrarié, défini par Denis de Rougemont comme archétype du sentiment amoureux occidental[20]. Le crime est ici dédoublé (le meurtre étant le prolongement, voire l´aboutissement de la tentation sexuelle), ainsi que le châtiment : le fall guy est à la fois puni pour son meurtre et sa transgression, souvent dans des moments différés, tandis que la femme fatale est finalement punie pour avoir défié le patriarcat[21].

2) Se démarquant du couple Femme Fatale-Fall guy on trouve aussi le couple loser poursuivi par une fatalité qui lui est extérieure et souvent voué à une cavale sans issue (le prototype restant Bonnie and Clyde). Le crime est soit le fruit de l´amour fou antisocial (Gun Crazy de Joseph H. Lewis, adapté d´une nouvelle de MacKinlay Kantor en 1950), soit de la mécanique sociale qui broie les amants (They Shoot Horses, Don't They? d´Horace McCoy, 1935).

3) Une variante du loser qui s´érigera en sous-genre émergent d´après-guerre est celui du roman du « loser psychopathe », figure limitrophe avec le roman de suspense. C´est l´articulation des éléments du texte (atmosphère « noire » et fatalité socio-psychologique vs. procédés du suspense ou de l´horreur) qui permettra de départager la dominante générique. Qu´ils soient paumés (tel Ralph Angers dans A killer is loose de Gil Brewer, 1954), ou machiavéliques, combinant une grande minutie dans la préparation de leurs méfaits et une réactivité ingénieuse à l´accumulation de déboires qui en compliquent l´exécution (tel le sheriff Lou Ford dans The Killer Inside Me de Jim Thompson, 1952), les psychopathes du noir sont à la fois bourreaux et victimes. Le crime est le symptôme d´un dérèglement psychique que le texte nous force à confronter, en attendant la mise à mort finale qui y mette fin. Ironiquement, plusieurs textes de Thompson laissent le tueur impuni et indétectable, prolongeant le malaise et la paranoïa au-delà de la lecture.

Comme dans le cas du roman à énigme, le Roman Noir de la victime est difficilement distinguable du roman de suspense. Là aussi, tout dépend si le texte emphatise plutôt la logique narrative du suspense ou le déterminisme du milieu et l´atmosphère « noire » (œuvre limitrophe d´un William Irish, penchant selon les textes d´un bord ou de l´autre, ce dont témoignent ses multiples adaptations transmédiatiques). Les innocents persécutés (par la Loi ou les gangsters, voire les deux) rejoignent les losers en cavale dans une galerie de paumés empreinte d´une certaine poétique de l´échec, voire d´une Weltanschauung existentialiste.

D) Hybridations du Roman Noir :

            De par sa grande flexibilité formelle et thématique, le Noir peut facilement « colorer » divers autres genres. Ce fut le cas notamment au cinéma lors des grandes années du film noir, où l´aspect visuel et iconographique si singulier permit d´influencer toute la production de l´époque :  l´on vit ainsi des westerns noirs, du « techno-noir », des mélodrames noirs, voire des comédies musicales noires... Parmi les croisements les plus visibles, signalons :

1) Aux frontières du polar et de l´anticipation a émergé un riche courant de SF Noir dont le rejeton le plus visible reste le cyberpunk (abreuvé aux sources des pionniers les plus marqués par cette hybridation –P. K. Dick, Alfred Bester, etc.)

 2) Le roman social a souvent eu des zones frontalières avec le roman noir, notamment à travers ses visions plus naturalistes de la déchéance en milieu urbain (récits des perdants livrés à des passions destructrices, fatum déterministe qui écrase des personnages fêlés). Zola fait ici figure de précurseur, de Thérèse Raquin (1868) à La bête humaine (1890). Des auteurs tels que Nelson Algren ou Erskine Caldwell s´inscrivent à cette croisée, souvent exploitée dans le film noir.

3) La question des frontières entre roman d´espionnage et roman noir se pose dans des œuvres où la vision « noire » des dessous des rouages du pouvoir prédomine (souvent à l´intérieur du propre gouvernement, rejoignant les fictions du complot). L´influence du hard-boiled dick sur l´espion-aventurier est aussi historiquement avérée par l´influence directe de Mike Hammer sur James Bond (Spillane crée d´ailleurs sa propre variante du nouveau type superhéroïque avec Tiger Mann en 1964)

4) Le noir historique accentue les stratégies du Noir contre celle du roman à énigme historique, notamment en puisant dans l´histoire du crime organisé –ou psychopathologique- moderne (James Ellroy, Dennis Lehane, Don Winslow, Giancarlo De Cataldo, Volker Kutscher, etc.). C´est aussi une tendance lourde des séries contemporaines (Narcos, Babylon Berlin, Fariña, Romanzo criminale, etc.).

 

IV) Roman de suspense (et/ou Thriller)

Il s´agit, depuis la tripartition canonique de Todorov, de la filière la plus instable et fragile du roman policier du point de vue théorique et institutionnel. Minorée, ramenée dans le giron du roman à énigme (Boileau et Narcejac) ou du roman noir (Todorov), voire simplement ignorée, elle a pourtant acquis une certaine autonomie dans le discours critique et dans l´œuvre de certains auteurs consacrés (Irish, Hitchcock, Highsmith, Mary Higgins Clark) voire dans certains sous-genres, tel le giallo cinématographique[22].

Historiquement, c´est au sein du « golden age » du roman à énigme que l´on voit se transformer le legs du roman gothique en « mystery novel » puis en « psychological thriller ». Mais, significativement, le suspense prospère aussi au sein du roman noir, comme en témoigne l´œuvre de William Irish. On voit là comment le thriller se situe véritablement à la croisée du roman à énigme et du roman noir. Si dans le premier cas c´est la mécanique intellective qui est invoquée, et dans le deuxième c´est l´action dans une atmosphère urbaine assombrie qui prime, la dominante du thriller est celle de l´affect.

Contrairement aux autres catégories, la dominante structurelle (Jakobson) est ici un procédé narratif, celui du suspense, hérité du roman populaire (avec les célèbres « cliffhangers » propres au roman-feuilleton et les sombres appréhensions du roman gothique) et dont l´effet visé est de générer un affect : l´angoisse ou, plus généralement, les « thrills » auquel renvoie le terme de « thriller ». C´est donc l´imminence du crime (ou d´un châtiment injuste) qui prend ici le rôle de ressort dramatique.

 

A) Le suspense-enquête

Il s´agit de la catégorie le plus souvent évoquée par la critique depuis Todorov. On y retrouve parachevée la fusion entre deux rôles généralement opposés dans les autres variantes, celui de l´enquêteur et celui de la victime, ce qui a souvent mené à dire qu´il s´agit là du roman policier de la victime. La figure privilégiée en est celle du faux coupable qui doit démontrer son innocence (série The Fugitive de Roy Huggins, 1963-7), poursuivi à la fois par les forces de l´Ordre et par le véritable criminel qui veut s´en débarrasser. L´enquête est toujours contre la montre et contre la mort, combinant la mécanique formelle et les thèmes existentialistes de l´angoisse primordiale (Angst) et de l´Être-pour-la-mort (cas-limite : l´enquêteur est littéralement la victime du crime qui a juste quelques heures pour trouver son meurtrier avant de trépasser –D.O.A, film de Rudolph Maté en 1949).

Autour de cette dramaturgie essentielle les situations-type peuvent varier : enquête pour retrouver un être cher kidnappé avant qu´il ne soit trop tard, pour déterminer si votre partenaire planifie votre élimination (variante domestique aux accents « gothiques ») ou si des gangsters ou des politiciens corrompus veulent vous faire porter le chapeau d´un crime qu´ils ont commis (variante proche de la mythologie et du personnel du roman noir, voire du roman d´espionnage).

B) Le suspense-criminel

Dans sa variante criminelle, le roman de suspense déplace sa mécanique fondamentale au traitement des meurtres. Si l´enquête était menée sur fond de mort imminente, les récits de crime vont prendre ici le dessus comme élément anxiogène

1) Il peut s´agir d´un tueur sériel et mystérieux qui constitue une menace pour le groupe qui porte l´identification lectrice. L´emphase est moins dans le récit d´enquête qui vise à le démasquer (souvent littéralement) que dans l´angoisse que suscite son macabre jeu de massacre (le « count-down »). Ironiquement, c´est un texte-limite du roman à énigme classique, les Ten Little Niggers d´Agatha Christie (1939), qui va donner naissance à un véritable sous-genre qui en hypertrophie le fonctionnement jusqu`à éclipser, par sa poétique du meurtre, la dimension originelle de l´enquête : le giallo cinématographique (dont le slasher sera la réappropriation horrifique). La notion de châtiment se déplace de façon perverse : la cause des crimes est souvent un autre crime dont les victimes présentes ont autrefois été les coupables. Punition exemplaire (qui joue souvent ironiquement avec l´idée dantesque du « contrapasso ») de ceux qui, sous des dehors respectables, sont plus monstrueux que leur persécuteur.

2) Lorsque le tueur s´érige en personnage principal et non plus en menace principale, nous avons des récits où le suspense se déplace vers la double hantise de ses prochains crimes et de son propre sort (Quand et qui frappera-t-il? Réussira-t-il à éluder la police?). Souvent à la croisée entre le criminel intellectuel du roman à énigme et le loser du roman noir, le criminel du récit de suspense combine une grande minutie dans la préparation de ses méfaits et l´accumulation de multiples déboires qui en compliquent à chaque fois l´exécution (la saga des Ripley par Patricia Highsmith reste l´emblème de ces mécaniques infernales).

2.1) Symptomatiquement, c´est la figure du tueur sériel qui permet sa pleine inscription dans le genre (Jack l´Éventreur dans The Lodger de Marie Belloc Lowndes, 1913). Figure désormais hégémonique, héritée du “loser psychopathe” du roman noir et du grand criminel du roman d´aventures policières, le serial killer se prête parfaitement à la mécanique du suspense, constituant en lui-même une sorte de sous-genre aux limites de l´horrifique (la différence réside encore une fois dans la dominante esthétique, à savoir si l´emphase est placée sur l´horreur graphique de ses actions et sur la monstrification du personnage plutôt que sur les procédés de suspense).

Contrairement aux récits à la première personne de serial killers (Un tueur sur la route de J. Ellroy, American Psycho de B. Easton Ellis, etc.), plutôt caractéristiques du roman noir du criminel, c´est le jeu pervers entre le tueur, ses victimes et les enquèteurs qui est ici mis de l´avant. Les crimes sont sérialisés et ritualisés, acting out macabre des conflits psychiques irrésolus du tueur, engageant un jeu complexe avec les enquêteurs qui doivent, pour en venir à bout, en épouser la logique. L´alternance entre les points de vue (des victimes, du tueur, des enquêteurs) permet des combinatoires et des esthétiques variées. Le point d´orgue est l´identification du tueur, après avoir élucidé le sens de ses crimes (et donc de son psychisme torturé); le châtiment prend souvent la forme d´une mise à mort tout aussi rituelle par laquelle la communauté se délivre de cette figure abjecte. À moins que la menace ne reste entière, planant à jamais sur les lecteurs.

 

C) Le suspense-victimaire

Il s´agit de la réactivation du schéma mélodramatique de la victime persécutée, hérité du roman sentimental et du Gothic novel, au sein du roman policier. Historiquement, le tournant vers le suspense est marqué par la mutation du « psychological thriller » dont Hitchcock allait faire une de ses spécialités (avec notamment Rebecca, adapté du roman éponyme de Daphne du Maurier en 1940, et Suspicion adapté de Before the Fact de Francis Iles, l´année suivante ). La formule s´est ensuite progressivement autonomisée, que ce soit dans le versant du "romantic suspense" à la Rebecca ou dans les oeuvres plus sombres d´innocentes persécutées dont l´auteure attitrée reste Mary Higgins Clark, "Queen of Suspense".

Mais, significativement, le suspense victimaire prospère aussi au sein du roman noir, comme en témoigne l´œuvre de William Irish, souvent invoqué comme exemple suprême de ces deux genres. Si l´on compare Irish et Rinehart on retrouve, outre l´opposition entre « ratiocination » analytique et action, celle entre vision du monde « noire » et domesticité edwardienne. Dans les deux cas, tandis que le crime y est différé mais toujours imminent, le châtiment semble se déplacer vers les souffrances injustes de l´innocent jusqu´à la résolution finale.

Lorsque c´est la relation dialectique entre le criminel et sa victime qui est source de suspense (variation autour de la dialectique hégélienne du maître et de l´esclave) nous pouvons avoir alternance de points de vue ou, plus dramatiquement, restreindre à celui qui offre un plus grand potentiel anxiogène. Les récits de kidnapping, qu´ils soient plutôt domestiques (le topos gothique de la femme enfermée) ou nomades (variation de la road fiction criminelle) se prêtent particulièrement à ce traitement.

D) Hybridations génériques

De par son flou constitutif et la transmigration généralisée du procédé narratif du suspense, cette catégorie se prête à des multiples hybridations. Parallèlement, les frontières poreuses permettent de désigner par l´appellatif « thriller » des œuvres de plusieurs genres dès lors que l´on considère que la mécanique du suspense prédomine.

1) Déjà signalées, ses limites avec l´horreur sont souvent floues, comme en témoignent entre autres le cas ambivalent de Psycho (Robert Bloch, 1959) et des fictions de serial killers en général, mais aussi les productions de Richard Bachman (pseudonyme initial de Stephen King). La différence de traitement reste toutefois notable : à titre d´exemple, la mutation cinématographique du slasher à partir du giallo marque le passage du suspense à l´horreur par intensification du jeu de massacre aux dépens de la dialectique de l´énigme et de l´enquête et par réduction du tueur à l´archétype du monstre primordial.

2) On parle de « psychological thriller » pour des fictions où l´analyse de cas psychopathologique est structurée autour d´effets de suspense (inquiétudes quant à la santé mentale d´un proche, voire d´un même personnage à l´égard de sa propre psyché). Étape importante du genre, tout autant que variante de celui-ci, elle peut se dégager de la mécanique de l´enquête et plonger alors dans l´étude de cas ou l´horreur (Repulsion de Polanski, 1965) : c´est ce que l´on appelle parfois le « psychological horror »[23].

3) Le terme de « spy thriller » renvoie parfois abusivement aux fictions d´espionnage dans leur ensemble alors que, de par leur autonomisation dans les années d´après-guerre, la tradition critique et le champ littéraire de grande consommation tendent à les distinguer radicalement du roman policier. L´usage restreint du terme nous semble plus approprié lorsque la fiction d´espionnage est toute entière articulée par le suspense (cas canonique de l´innocent que l´on méprend pour un agent secret, rejoignant la thématique de l´innocent persécuté; préparation d´une action terroriste d´envergure internationale, etc.).

4) Plus globalement, la catégorie du « thriller », plus vaste et floue que celle de « récit de suspense », peut fonctionner comme véritable fourre-tout, comme lorsqu´on évoque le genre hégémonique du « action thriller », retour au récit d´aventures policières par surenchère de suspense interposée.

 

Il va de soi que ces différentes variantes se présentent rarement comme des essences « chimiquement pures » et que toutes les combinatoires sont, ici comme partout ailleurs dans l´univers protéen de la fiction, possibles. Récits noirs construits sur le modèle des récits d´énigme classique, récits d´énigme avec forte coloration « noire », récits de suspense combinant les deux autres sont non seulement concevables mais récurrents. L´important, en vue de l´utilisation heuristique de classifications typologiques telle que celle que nous tentons d´apporter ici, est d´être attentif à ce que les différentes combinatoires et dominantes permettent de développer au sein du texte particulier qui les articule, et, partant, d´interroger l´évolution des logiques psychosociales, culturelles et esthétiques qui les animent.

 

 

 

 

Bibliographie

Ellen Constans et Jean-Claude Vareille (éds), Crime et châtiment dans le roman populaire de langue française du XIXe siècle, PULIM, 1994

Umberto Eco,  De Superman au Surhomme, Paris, Grasset, 1993

Uri Eisenzweig, Le récit impossible : forme et sens du roman policier, Paris, Christian Bourgois, 1986

Yves Reuter, Le roman policier, Paris, Armand Colin, 2017 (3e éd)

Benoit Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal : (1920-1960), Paris, PUF, 2006

Tzvetan Todorov, "Typologie du roman policier", Poétique de la prose, Paris, Éditions du Seuil, 1971

Vázquez de Parga, Mitos de la novela criminal, Barcelona, Planeta, 1981


 




[1] The Case-Book of Sherlock Holmes (1927) est en effet postérieur au premier récit “hard-boiled” ("The False Burton Combs" de Carroll John Daly, publié en 1922 dans le mythique Black Mask magazine) et au premier récit du Continental Op de Dashiel Hammett ("Arson Plus", 1923).

[2] R. Guise, “Autour du thème “crime et châtiment », in E. Constans et J. C. Vareille (1994, p.15)

[3] V. Encyclopedia Dantesca, Biblioteca Treccani, 2005, vol. 7, article Contrapasso

[4] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975 et Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Gallimard/Seuil, 2004

[5] V. notamment B. Vareille, “Crime et châtiment dans Les Mystères de Paris », in E. Constans et J. C. Vareille (1994) et C. Bernard, « Les formes de la justice dans Les Mystères de Paris », Poétique, 2007/4, n.152

[6] Le “décalogue” de Knox est publié dans son « Introduction » à The Best Detective Stories of 1928 (1929), les "Twenty Rules for Writing Detective Stories" de S.S. van Dine dans The American Magazine, sept. 1928

[7] « Some years ago I devised, as an experiment, an inverted detective story in two parts. The first part was a minute and detailed description of a crime, setting forth the antecedents, motives, and all attendant circumstances. The reader had seen the crime committed, knew all about the criminal, and was in possession of all the facts. It would have seemed that there was nothing left to tell. But I calculated that the reader would be so occupied with the crime that he would overlook the evidence. And so it turned out. The second part, which described the investigation of the crime, had to most readers the effect of new matter

[9] Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, 1998, L'Affaire du chien des Baskerville, Minuit, 2008, La Vérité sur "Dix petits nègres", Minuit, 2019

[10] Y. Reuter, 2017, ch. 4

[11] Pour une longue liste de Hard-boiled Dicks v. Vázquez de Parga, Mitos de la novela criminal: Continental Op (1923), Sam Spade, Bill Crane (1934) Lemmy Caution (1936), Mike Shayne (1939), Philip Marlowe (id.), Max Thursday (1947) , Mike Hammer (id.), Lew Archer (1949), Shell Scott (1950), Nestor Burma, etc. La variante du journaliste : Kent Murdock de Harmon Coxe 1935, Daniel Mainwaring de Geoffrey Homes 1936, etc.

[12] « L’enquête de Sherlock Holmes rachète la société, celle du Continental Op ne fait que révéler l’ampleur de sa chute : l’opposition entre les deux détectives et leurs histoires éclaire la transition brutale entre la vision optimiste et conservatrice de l’avant-guerre et celle, moderniste et déprimée, de l’après-guerre. Le langage du puritanisme dans le polar, comme celui des prophètes bibliques dénonçant les dévoiements de la tribu, exprime ainsi la rupture avec les principes et le monde d’autrefois, l’émergence d’une société sans morale, sans pères et sans repères » (Tadié, 2006, p. 103)

[13] « Contrairement au détective du roman à énigme, éternellement séparé par une sorte de barrière prophylactique du problème qu’il cherche à résoudre, le détective du polar est confronté à la conséquence morale de ses actes », écrit B. Tadié. « Il a beau respecter un code de valeurs ou être animé par une éthique puritaine du travail, il est souvent contaminé par le monde auquel il se frotte, finissant quelquefois par devenir, malgré lui, le vecteur du mal » (Tadié, 2006, p.137).

[14] Réunis en 12 volumes par les éditions Omnibus (2012-3)

[15] Chabrol a par ailleurs adapté Simenon au cinéma à deux reprises : Les fantômes du chapelier (1982) et « Betty (1992). Il dira par ailleurs de son dernier film, Bellamy (2009), véritable hommage, qu´il s´agit d´un « roman que Simenon n´écrivit jamais", se permettant de s´approprier Maigret, qu´il n´avait jamais voulu adapter, en le réinventant (Depardieu: le monstre de jeu, 2009 documentaire dans les extras du DVD)

[16] Initialement axé autour d´une série récurrente de policiers (Dragnet, 1951-9, Adam-12, 1968-75, etc.), le format est devenu à la fois plus spécifique (diverses unités, CSI, 2000-15) et plus holistique, s´attaquant aux différentes composantes de l´institution policière (Homicide: Life on the Street 1993-9)

[17] Selon l´analyse classique de Robert Warshow, "The Gangster as Tragic Hero", Partisan Review, février 1948

[18] La Mafia étant devenue l´emblème de toute conspiration, de l´assassinat de JFK aux théories sur les Illuminati

[19] Protagoniste de 24 romans de The Hunter (1962) à Dirty Money (2008), l´antihéros de Westlake est à l´origine d´un véritable sous-genre que le film d´action popularisera. « ...Always restless, always on the move; forever hunted, forever hunting, crisscrossing the country following the mighty dollar, trying to make his way in the only way he knows how: through scheming, cheating, and the exercise of brute force. But Parker is by no means merely evil, merciless or insane; the brilliance of the books lies in their blurring of the distinction between madness and sanity, justice and mercy. Parker is not so much sick as blank, with the deep blankness of... humanity stripped to its essentials... [he is] callous, unable to feel guilt for his actions, completely lacking in empathy and incapable of learning from his own bitter experience... we admire and yearn for Parker's demented sense of purpose: he feels no embarrassment or shame... he is never afflicted or careworn; he is, in the way of all existential heroes and madmen, somehow stenchless, blameless and utterly free" (Ian Samson, "The man with flawed-onyx eyes", The Guardian, 3 mars 2007)

[20] L´Amour et l´Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.15-6. Ce célèbre essai fut significativement publié en 1939, à l´orée de la Deuxième Guerre Mondiale mais aussi de la "naissance du noir"

[21] James Damico en degage la fomule mais l´étendant à tort à l´ensemble du film noir: "Either he is fated to do so or by chance, or because he has been hired for a job specifically associated with her, a man whose experience of life has left him sanguine and often bitter meets a not-innocent woman of similar outlook to whom he is sexually and fatally attracted. Through this attraction, either because the woman induces him to it or because it is the natural result of their relationship, the man comes to cheat, attempt to murder, or actually murder a second man to whom the woman is unhappily or unwillingly attached (generally he is her husband or lover), an act which often leads to the woman's betrayal of the protagonist, but which in any event brings about the sometimes metaphoric, but usually literal destruction of the woman, the man to whom she is attached, and frequently the protagonist himself" “Film Noir: A Modest Proposal,” in A. Silver, J. Ursini (éds.),  Film Reader 3 , 1978, p. 103)

[22] V. Y. Reuter, 2017, ch. 5

[23] V. notamment la grande étude de Kier-La Janisse, House of Psychotic Women: An Autobiographical Topography of Female Neurosis in Horror and Exploitation Films, FAB Press, 2012