« Il me fait rire… » : pin ups, lapin sexy et Femme Fatale dans l’intrigue de Roger Rabbit

« Il me fait rire… » : pin ups, lapin sexy et Femme Fatale dans l’intrigue de Roger Rabbit

Soumis par Clément Pelissier le 25/09/2023

Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Who Framed Roger Rabbit dans sa version originale) est réalisé par Robert Zemeckis en 1988. Ce long-métrage entremêle les personnages animés et les séquences filmées en prise de vue réelle avec des acteurs. Adaptant librement un roman de Gary K. Wolf, Who Censored Roger Rabbit, paru en 1981, le film narre l’enquête du détective Eddie Valiant (Bob Hopkins) visant à élucider le meurtre de Marvin Acme. Alors que tout semble accuser le lapin de cartoon, le détective va faire la lumière sur l’affaire, accompagné de Jessica Rabbit, amante à figure humaine du principal suspect.

 

De Betty Boop à Jessica Rabbit : les idoles de leurs époques

Le film convoque différents studios d’animation et leurs vedettes animées. Ainsi les personnages de Fleischer Studios côtoient les personnages de la Warner, de Disney ou encore de Tex Avery. Roger Rabbit est lui-même à la jonction des univers : son allure générale n’est pas sans évoquer Goofy, sa mèche rouge est un hommage marqué à Droopy tandis que son nœud papillon peut faire penser à celui qu’arbore Porky Pig – on verra d’ailleurs ces trois personnages dans le film. On peut trouver à cela une raison symbolique :  le film se présente comme un vibrant hommage à l’histoire de l’animation et de son avancée. À cette époque on constate non seulement un vif regain d’intérêt pour l’Âge d’or du cartoon, mais de plus les années à venir seront marquées par des avancées déterminantes dans le domaine de l’animation. C’est seulement un an après la sortie de Roger Rabbit que Disney Animation sort La Petite Sirène, qui marque le début du second Âge d’Or de Disney. C’est aussi dans la décennie des 90’s que les studios Pixar vont en venir à l’image de synthèse.

On peut alors considérer que Roger Rabbit est une véritable déclaration admirative aux cartoons ; et sans doute même à leurs personnages féminins en particulier. Une séquence emblématique du film confronte alors deux icônes, deux idoles de la scène et de l’écran. Eddie Valiant se retrouve dans un cabaret où les humains se font divertir par les toons. Malgré le fait que le détective ait décidé de tourner la page des affaires concernant ces créatures, il reste très connu dans le milieu des personnages de dessins animés. Une des serveuses le reconnait alors et vient le saluer. Il s’agit de Betty Boop. Ce personnage de Fleischer Studios est une idée de l’animateur Grim Natwick. Elle apparait pour la première fois en 1930 dans le cartoon Dizzy Dishes. Imaginée sur le modèle des pins ups américaine, ses traits sont inspirés par la chanteuse Helen Kane, elle-même très marquée par le style de l’artiste afro-américaine Baby Esther. En 1934, le code Hays censure la personnalité et l’attitude aguicheuse de Betty Boop pour en faire une ménagère au foyer plutôt qu’une artiste de cabaret. Malgré cette censure, Betty Boop deviendra à la fin des 30’s – et dans les décennies suivantes un sex symbol de l’âge d’or de l’animation américaine.

Elle est apparue plusieurs fois dans des séquences en prise de vue réelles et sa prestation dans le film Roger Rabbit est particulièrement intéressante. Elle souligne, dans les attitudes comme dans les paroles qu’elle n’est plus l’étoile qu’elle était – le film se passant dans les années 40. Elle explique à Eddie que depuis la colorisation des dessins animés, un autre « astre » a pris sa place dans le cœur des spectateurs et sur la scène. Jessica Rabbit, encore dissimulée par le rideau, est devenue la nouvelle pin up. « Le travail s’est ralenti depuis que les dessins animés sont en couleurs »[i] dit Betty au détective. Ce dernier va aller de surprises en surprises alors qu’il s’attend à ce que celle qui porte le nom de « Rabbit » soit de la même espèce que le lapin. Il se trouve que son épouse a les traits d’une femme sensuelle, envoûtante, parfaitement anthropomorphe. Il confie sans détours sa surprise à Betty Boop :

Eddie : « Elle est mariée à Roger Rabbit ? »

Betty : « Oui…quelle chance elle a, hein ? »[ii].

Après quoi Betty ferme la bouche hagarde du détective d’un geste doux avant de quitter le cadre, pour laisser place au chant et au spectacle de la nouvelle égérie de ces messieurs. On remarque que le film n’hésite pas à bosculer certaines attentes quant au jeu de la séduction entre ces deux icônes féminines de cartoon. Ancienne star de son état, Betty Boop ne semble pourtant pas envieuse du succès de Jessica, mais bien du couple qu’elle forme avec le célèbre lapin.

Deux étoiles. Deux pins ups, chacune dépositaire d’une époque de l’animation américaine, dont la présence servira la narration de l’intrigue policière du film. En effet, si Betty est espiègle, Jessica se révèlera manipulatrice….mais ce sera toujours au final dans l’intérêt de son mari et de la riche figure qu’il représente pour notre sujet de sexy pop : celle du lapin !

 

Le lapin dans tous ses états

Le film raconte aussi bien une enquête policière qu’une histoire d’amour. Roger Rabbit est éperdument amoureux de Jessica et la supposée duplicité de cette dernière le met dans tous ses états, d’abord au sens littéral de l’expression. Quand Jessica est surprise par l’appareil photo d’Eddie en train de commettre se qui semble être un adultère avec Marvin Acme – lequel se révèle n’être qu’un simple toucher du bout des doigts des deux « amants », Roger Rabbit perd le contrôle de lui-même. Il devient alors le suspect idéal lorsque son rival est retrouvé assassiné. Le film révèlera une odieuse machination dont le lapin n’est absolument pas coupable, pas plus que sa séduisante épouse, mais il n’en reste pas moins que Roger a une solide réputation dans son milieu.

 C’est un toon professionnel, exigeant et passionné par sa raison d’exister : il vit pour faire rire les gens. C’est alors une célébrité, de la même façon que peuvent l’être ses confrères et consœurs de dessin animé. Or, pour l’imaginaire populaire, il n’est sans doute pas anodin d’avoir fait de Roger un lapin, plutôt qu’un autre animal. C’est en effet une figure chargée de sens et d’érotisme. On aurait tort de penser que ce film soit destiné uniquement à un jeune public. On verra bientôt que la censure est passée sur une première version mais que toutes les références érotiques n’ont pas forcément disparues de la version finale, y compris pour Jessica.

Tout aussi déluré et catoonesque que puisse être ce lapin, il fait pourtant tourner les têtes, et à plus forte raison, celles des personnages anthropomorphes féminins. On se souvient de Betty Boop dans le cabaret, envieuse du couple de Jessica. Or, à la grande surprise d’Eddie, Jessica Rabbit est belle et bien mariée à ce lapin alors que les prétendants, hommes humains, semblent se bousculer à sa porte. Quand elle va être amenée à collaborer avec Eddie, un échange entre eux va se révéler très significatif :

Jessica : Mon petit lapin n’a jamais été capable de tenir un volant.

Eddie : Ah ! Meilleur amant que chauffeur, hein ?

Jessica : Tu crois pas si bien dire mon pote[iii].

Le sous-entendu est à peine voilé : il semblerait que ce lapin soit un bon amant. C’est une espièglerie probable de dialogue, qui a pu avoir été écrite pour prolonger l’ambiance de film noir qui gouverne une large partie du fim – avec une héroïne forte et mystérieuse qui vante les folies d’amour. Au-delà de la situation, cet échange amène à voir plus loin que le film et de replacer la figure du lapin comme symbole érotique et même culturel.

Mirna Boyadjian a replacé à cet égard la firme Playboy, dont le lapin est l’emblème, au cœur de l’histoire américaine, de manière tout aussi légitime que la Grande Dépression, la guerre du Viêt-Nam ou Barak Obama. Le magazine et ses images, effectives ou symbolique ont une charge sociale et culturelle déterminante :  

« Pour certains, le lapin sexy évoquera le doux souvenir de sa maturation sexuelle, de sa première rencontre avec le corps érotisé, celui d’Helen Stryton par exemple, ou de Jennifer Leano, alors que pour d’autres, il symbolisera l’image de la femme tyrannisée par les désirs pervers de l’homme, ou simplement un label populaire »[iv].

Par extension, le Playboy est aussi un statut social, une image donnée à l’homme lui-même et à ses conquêtes éventuelles, érotiques ou tyranniques. Le langage conserve la notion du « chaud lapin ». Si sur le plan biologique cela évoque la grande activité reproductrice du mammifère, la métaphore elle érotise clairement celui qu’elle désigne, et on peut même commenter par extension l’existence de la bunny girl. Son costume et son image traduisent un fantasme, qui pourrait encore rappeler une tyrannie ; et dont la symbolique continue de renvoyer à la charge érotique du lapin.

Roger Rabbit serait-il alors un « chaud lapin » ? Jessica Rabbit peut sans doute répondre à la question, mais il est clair, lapin ou non, que le film ne se prive pas de cacher – plus ou moins – des images sexy dans sa narration et sa mise en scène.

 

Censures et sous-entendus érotiques dans l’enquête d’Eddie Valiant

D’un point de vue cinématographique et dans son marketting, une première version du film a subi une censure sur certaines scènes. Par exemple, au moment de la course poursuite qui va aboutir à la capture d’Eddie et de Jessica à la fin du film, cette dernière montrait clairement son sous-vêtement à leurs adversaires, dévoilant par là même une partie de son intimité[v]. En revanche, certaines scènes qui auraient pu déranger une certaine bienséance sont restées. Ainsi, quand Eddie Valiant arrive à Toon Ville, il se retrouve quelques secondes dans des toilettes. Sur le mur de ces dernières, on peut lire :

For A Good Time

Call Allyson Wonderland

The Best is Yet To Be.[vi]

Tout l’enjeu réside bien entendu dans le double sens de cette invitation. Une évasion dans le « Pays des Merveilles » et un « bon moment » tout à fait innocent…ou pas. Dans cette même séquence, le détective poursuit Jessica Rabbit qui ne s’est pas encore ralliée à lui et à défaut de celle qu’il recherche, il va tomber sur une toon délurée qui a pris les traits de la pin up pour mieux l’attirer dans ses bras. Ce « doppelganger » de dessins animée est, littéralement, une « croqueuse d’homme », une figure d’ogresse qui veut dévorer Eddie Valiant de ses baisers. À la toute fin du film, quand tous les personnages sont réunis pour remercier Eddie et ses compagnons, un arrêt sur image peut laisser voir le coup d’œil très aguicheur que Bugs Bunny – encore un lapin – jette à Betty Boop qui minaude devant lui. Enfin quand l’un des sbires du juge antagonistes veut fouiller ses prisonniers et plonge la main dans le buste de Jessica. Ce contact tout à fait déplacé entraînera une punition immédiate, dans la plus pure tradition des cartoons : un immense piège à loup va se refermer sur la main indélicate.

Le film accumule donc plusieurs niveaux de lecture et l’on peut se demander pourquoi ces détails sexy ou à double sens ont pu échapper à la censure. Peut-être est-ce parce que la plupart d’entre eux ne peuvent se remarquer qu’à la condition d’un arrêt sur image. Jessica Rabbit elle aussi peut être considérée avec des lectures différentes. Elle accumule les rôles  ; et elle excelle dans celui de la Femme Fatale.       

 

 Jessica Rabbit : Femme Fatale et amoureuse

Jessica doit elle aussi sa création à une artiste. Veronica Lake était un mythe de cinéma, dont la mèche lui dissimulant un œil est caractéristique. L’épouse de Roger Rabbit reprend ce trait physique. Elle sait parfaitement faire jeu de ses charmes. Que cela soit dans son numéro de Cabaret où elle tourne la tête des hommes humains, ou dans celui qu’elle joue auprès de Marvin Acme puis d’Eddie pour sauver Roger. En cela, elle renvoie aux Femmes Fatales de mythologie aussi bien qu’à celle des films noirs. Elle trompe le héros en le séduisant. Une des grandes scènes du film n’est autre qu’un jeu de séduction alors qu’elle vient trouver Eddie Valiant, en train de se changer. Elle essaye de plaider sa cause et son amour pour son mari, dans un échange significatif :

Jessica : J’aime mon mari. Vous vous trompez sur mon compte. Vous ne pouvez pas savoir comme c’est dur d’être une femme qui a mon physique.

Eddie : Ah oui ? Eh bien vous ne pouvez pas savoir comme c’est dur d’être un homme qui regarde une femme qui à votre physique[vii].

Là encore, le sous-entendu et la tension érotique ne sont absolument pas dissimulés, d’autant moins qu’Eddie est partiellement dévêtu et que Dolores, sa compagne, va surprendre le couple et interpréter de bien vive manière le pantalon baissé de ce dernier. Néanmoins, Jessica veut prouver sa bonne foi : « Je ne suis pas mauvaise, je suis juste dessinée comme ça »[viii]. Une double lecture est encore possible : la narration du film elle-même va prouver sa bonne fois, mais on peut aussi comprendre cette phrase comme une pique adressée à un monde de l’animation qui hypersexualise ses personnages féminins.

En effet, il serait faux de penser que parce que Jessica Rabbit répond à certains standards – de l’animation et de l’imaginaire de la pin up à la fois – qu’elle est superficielle pour autant ! C’est justement de cette image qui voudrait la définir et qui la dont elle essaye de se défaire auprès d’Eddie…et des spectateurs. Elle est surtout une femme très amoureuse de Roger Rabbit et s’inquiète pour lui. Son double jeu et ses charmes sont alors au service de valeurs, d’un couple et d’un amour auquel elle tient .

Lorsque Eddie Valiant lui demande enfin ce qu’elle trouve à Roger Rabbit, elle répond tout simplement : « Il me fait rire »[ix]. Plutôt que de céder au regard souvent dominateur et intrusif d’homme voyeurs voire libidineux – et humains – la star va préférer un lapin appréciable par son humour et son esprit – sans que d’autres de ses qualités d’amant ne soient pour autant dénigrées. C’est ainsi que le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ? est une célébration des standards et de la culture, du monde de l’animation, tout en proposant aussi une distanciation espiègle…et sexy !

 

 

 

 

 

 

    

 

     




[i] Robert ZEMECKIS (dir.) Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, 1988, 17 min 44.

[ii] Robert ZEMECKIS, Opcit, 18 min 50.

[iii] Robert ZEMECKIS, Opcit, 1 h15.

[iv] Mirna Boyadjian, « Vers un nouvel imaginaire du Playboy », 2012, in Show Lapin, [En ligne] http://popenstock.ca/dossier/article/vers-un-nouvel-imaginaire-du-playboy

[v] On retrouvera ces images et leur analyse dans la vidéo «Qui Veut la Peau de Roger Rabbit (1988) - Les Chroniques du Mea », 2018, [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=8iTdey8FcQA

[vi] Robert ZEMECKIS, Opcit, 1 h12.

[vii] Robert ZEMECKIS, Opcit, 47min.

[viii] Ibid

[ix] Robert ZEMECKIS, Opcit, 1 h16.