Facebook Theory (2): le Spectacle de l'homme sans substance

Facebook Theory (2): le Spectacle de l'homme sans substance

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 04/03/2014
Catégories: Cyberespace, Numérique

 

Facebook comme extension du domaine du Spectacle

Est-il besoin de citer la clairvoyante ouverture de La Société du Spectacle: «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation (Debord: 1).1 Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant (Debord: 2)».

Mais c’est tout l’ouvrage qu’il faudrait dès lors citer, tant il acquiert, avec l’existence de FB et la «facebookisation de l’existence» qu’il opère, des nouvelles résonances (et notamment ce constat brutal: «C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatif» (Debord: 19). Le Spectacle (qui, comme l’on sait, «n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images» (Debord: 4) n’est plus à concevoir sur l’ancien modèle des spectacles hétérodirigés (dont la télévision de variétés était devenue le (non)vivant symbole), mais bien comme une entreprise collective de spectacularisation de tout moment du vivant («L’homme séparé de son produit, de plus en plus puissamment produit lui-même tous les détails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé de son monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit, d’autant plus il est séparé de sa vie» (Debord: 33)). Voire de la mort puisqu’il y a même, désormais, la possibilité de rester éternellement présent sur FB, à travers les comptes de «mémorialisation» posthume.

Cette spectacularisation de soi (dans sa double apparence extérieure et intérieure) et du monde entraîne une série de paradoxes, emboîtés les uns dans les autres à la façon de poupées russes (ou de «threads» sur un «post»). D’un côté le statut FB intronise une rhétorique de l’authenticité (marquée tout à la fois par «la valeur de l’exemple pour la passion égalitaire, l’héroïsation du quelconque pour le droit à la visibilité, le service relationnel pour faire voir la solidarité collective» (Ehrenberg, 1995, 203) pour dire la subjectivité (qui ne peut, on l’a vu, exister désormais qu’en tant qu’«apparence intérieure»). Celle-ci prend alors la forme de l’aveu («à quoi pensez-vous?»), extension du nouveau cogito à l’âge de la télésurveillance généralisée («J’avoue donc je suis»). De la dramaturgie de l’aveu (trope occidental hérité du confessionnal qui fait de nous, selon l’heureuse expression de M. Foucault, des «bêtes d’aveu») présente dans les talk-shows sur le modèle de l’outing et de la verbalisation du trauma, on est passé à la banalisation «spéculative» (et spéculaire) des «actualisations de statut», singerie du langage bureaucratique qui fait de chaque utilisateur l’équivalent d’une agence de presse entièrement dévolue à nous tenir informés des progrès –fussent-ils minimes- du Soi, allant des céréales qu’on vient d’ingurgiter à, dans la même foulée, une rupture amoureuse ou le décès d’un proche (smiley triste –soit, étymologiquement, un anti-smiley).

Gage de subjectivité, «le maître mot c’est l’émotion» (fut-ce à coups d’émoticons): tout le monde s’indigne (des déclarations de la fille de Woody Allen, de la crise ukrainienne, de ceci ou de cela…) avant même d’aller se renseigner sur les circonstances et les différents discours entourant les événements (voir de consulter le lien qui est proposé à l’indignation communautaire). Nous sommes résolument dans le pathos, malgré le format qui semble valoriser, par le dialogue (fut-il «trollé») et la parole écrite elle-même (partout concurrencée par différents régimes d’iconicité), le logos. D’où l’extension concrète, par le design et la technologie du site, d’un certain idéal qui se veut à la fois démocratique et compassionnel: «Refus de la leçon, de l’autorité, mais valorisation du dialogue, de la solidarité et de l’empathie (à la place de la froideur de l’expert)» (Ehrenberg, 1995, 195).

Mais parallèlement au dispositif de supposée «sincérité» (l’ironie caractéristique de la nouvelle sociabilité devenant elle-même, par un processus connu, gage d’une autre authenticité, comme en négatif) un impératif de séduction informe toutes les communications sur le site, problématisant l’idée d’un pur épanchement des subjectivités (ce paradoxe était déjà présent dans les littératures de l’intime, en vue d’un éventuel lecteur implicite, souvent même lorsqu’on affirmait n’écrire que pour soi). L’expression (et l’expérience) de soi est désormais indissociable de la mise en scène séduisante de soi, se présentant de plus en plus «marketée» sur le modèle du fétichisme de la marchandise partout triomphant (et, partant, de la mise en Spectacle).

D’où toute l’ambiguïté constituante de cette sincérité stratégique, voire machiavélique, qui permet autant le trafic intense du «stalking» facebookien (nouveau libertinage qui remplace la séduction épistolaire classique et instaure une nouvelle Carte du Tendre dotée de codes aussi complexes, sinon plus, que les tractations galantes du passé) que les stratégies de marketing viral (à coups de faux profils, mais aussi, de plus en plus, de «leaders d’opinion» et d’employés divers qui mettent à profit leurs «réseaux» pour répandre des publicités ciblées). D’où aussi différents «dosages» et différentes combinatoires selon les modalités d’implication sur le site. Celles-ci peuvent aller de la création d’authentiques «avatars» qui servent à contrôler ou manipuler les informations qui circulent sur son propre site «officiel» à l’utilisation de «personae» au sens étymologique, transformant le profil FB de soi en véritable personnage à part entière, ou enfin à l’utilisation «simpliste» d’un profil qu’on voudrait le plus proche de l’expression adéquate de soi (mais sous un angle le plus avantageux, et «spectacularisé» possible).

Ce jeu entre sincérité et séduction (qui déjà articulait la double topique de la sentimentalité et du libertinage au Siècle des Lumières) est par ailleurs complexifié par les multiples médiations qui «assistent», pervertissent ou articulent (selon que l’on soit du côté des «apocalyptiques» ou des «intégrés») la nouvelle subjectivité. À commencer par le détour par l’objet (de consommation, mais aussi de désir et d’identification mimétique). Sur FB, comme dans son envers symétrique AFK («Away From Keyboard», c’est-à-dire dans le monde qu’on appelle encore «réel»), je suis ce que je consomme (ou, inversement, dis-moi ce que tu consommes et je te dirai si je te like). Devenus des signes d’appartenance plus que des produits d’usage, les objets de consommation s’étalent triomphalement sur les murs FB que ce soit sous leur forme classique -qu’ils soient des biens culturels (chansons, clips, bandes-annonce, etc.) ou des services (check-in de restaurants à la page, photos de food porn pour foodies, souvenirs de vacances, etc.)- ou sous la forme, dématérialisé, d’un pur capital symbolique s’affirmant dans les tropes d’un lifestyle (événements, etc.). Tout cela concourt à une hypertrophie de luttes symboliques pour affirmer l’image de soi par une distinction bourdieusienne, qui va du hipster (cette créature en tout point définie par cette lutte) à l’intellectuel pontifiant ou le bon vivant éternellement en vacances, en passant par tout le spectre du champ social.

Voilà encore une confirmation du pronostic debordien: «La phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout «avoir» effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière. En même temps toute réalité individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la puissance sociale, façonnée par elle. En ceci seulement qu’elle n’est pas, il lui est permis d’apparaître» §17.

De là aussi, au milieu de cet étalage de bonheurs sans nombre, de selfies radieux, d’épiphanies culinaires ou touristiques, de différentes transes, le risque de l’autodévalorisation dépressive que signalent plusieurs études, l’impératif d’émulation (le célèbre «keeping up with the Joneses» qui régit les rivalités de tondeuses de gazon banlieusardes) provocant, sous le poids de la frustration comparative, des ratages spectaculaires qui renvoient les «perdants» de ce struggle for life métaphorisé (iconicité de la réussite amoureuse, familiale, sportive, économique, voire intellectuelle –voici revenu le culte mondain du witticism et de la vane qui tue) à un «excès dans l’insignifiance» qui est l’envers symétrique de l’excès performatif (de sensations et de sens) de leurs humiliateurs. Qui plus est, FB fait de celui qui ne peut se permettre la luxuriance de ces identités enrichies (toujours sur une base peu ou prou matérielle) ou qui ne sait pas représenter, ni communiquer son histoire un individu fantôme, condamné à être simple spectateur du bonheur et la réussite des autres, voire à devenir un de ces creepy lurkers qui hantent nos murs pixélisés tels des SDF virtuels suspects de tous les vices.

Si l’on retrouve, au détour de la spectacularisation, un univers tout aussi compétitif de «winners» et de «losers» c’est que FB, sous des dehors de Gemeinschaft harmonieuse, est régie par le même darwinisme social que la Gesselschaft dont il est l’extension.   

 

Facebook comme (vain) exorcisme de la déliaison

On peut concevoir, a contrario, FB comme réponse angoissée et anxiogène à la déliaison: «Cette quête un peu panique du regard de l’autre, ce besoin d’extériorisation pour se sentir exister répondent confusément à la brisure du lien» (Guillebaud, 149). “La banalisation du voyeurisme et de l’exhibitionnisme sont symptomatiques de notre société “individualiste de masse“ à dominante urbaine (…), une société où les rapports interpersonnels se sont appauvris, comparativement aux liens de voisinage qui existaient dans les communautés rurales traditionnelles» (J. Gautrand, 2002, 15). Mais la «déliaison» est une force bien plus protéiforme et généralisée. «Elle touche les institutions privées –la famille, l’entreprise- comme les institutions publiques –l’école ou la nation. Dans tous les cas, une même force centrifuge détache, sépare, isole, fragmente, atomise. Elle remplace l’autorité par le libre choix, la permanence par la mobilité, la mutualisation par le calcul égoïste, le souci de l’universel rassembleur par la juxtaposition des différences, etc.» (Guillebaud, 2003, 132).

M. Gauchet situe «vers 1970 ou à peu près» le moment où tout lien, même indirect, avec le divin s’est trouvé rompu; paradoxalement, cet évanouissement du religieux a précipité une crise symétrique de la «transcendance» laïque qui s’était construite contre lui. Privée d’ennemi, la laïcité vécue comme thème rassembleur fait naufrage à son tour. «C’est tout l’édifice civique monté pour relever le défi de la dépendance métaphysique qui voit ses bases se désagréger» (Gauchet, 1989, 11). Nous voici devenus «des solitudes souveraines et désemparées», hésitant sans relâche entre la conscience d’un privilège (« le choix de soi-même ») et l’obscur sentiment d’un deuil («la crucifixion de la solitude individuelle» exposée par D. H. Lawrence).

De cette déliaison, FB est l’emblème concret à bien des égards, consacrant, très concrètement, la fuite physique de l’espace public dans le «cyberespace» virtuel; non seulement la désertion des communautés traditionnelles pour cette cybercommunauté, mais aussi la désaffection du hic et nunc pour cet Ailleurs qui toujours nous sollicite, fut-ce à la table de notre tendre moitié ou de nos chers parents. Or à cette déliaison rampante qu’il parachève, FB répond, en une inflation qui est elle-même symptôme d’un déni (au sens freudien), par l’excès flamboyant de l’interconnexion (nous n’aurions jamais été autant «connectés» les uns aux autres). 1500 «amis FB» pour dire la solitude de l’utilisateur devant son terminal, promesse virtuelle d’une communauté (au sens de Gemeinschaft) à l’échelle d’une micro-société (Gesellschaft) qui génère elle-même ses nouvelles normes, mais aussi ses nouvelles pathologies, dont l’étonnant syndrome « FOMO » (Fear of Missing Out) qui dit la crainte d’être (fut-ce momentanément) exclu du tissu de radotages qui articule la nouvelle appartenance communautaire.

«Terminal relationnel», FB signe la confluence, désormais indissoluble, de «l’âge de la médiation relationnelle» et de la «médiation technique» au moment où les supports-écran se multiplient. «Les programmes qui  fournissent du service relationnel en s’appuyant sur le modèle de la communication dessinent ainsi l’espace technique et mental où s’investit désormais le thème de l’abondance: non la possession d’objets-signes, mais la capacité à se connecter, à entrer en relation avec soi et l’autre». FB exprime ainsi «le déplacement de la possession à la relation» (Ehrenberg, 1995, 172). La société des individus est d’ailleurs «celle où nous sommes de moins en moins à notre place» (délocalisation qui n’est plus celle des rôles sociaux, mais aussi des corps, avec la mobilité technologique des smartphones, devenus principal support de FB) «et de plus en plus dans une relation, dans l’exigence de nous y engager à partir de ce puits sans fond qu´est notre propre individualité» (id, 302).

Présentée comme un bouleversement culturel ouvrant la voie à la créativité personnelle, l’interactivité mettrait fin au régime du gavage et de la passivité (dont la télévision était devenue, dans l’imaginaire et le discours social, l’emblème, perdant d’ailleurs énormément d’audience au profit des nouveaux médias) en introduisant partout de l’échange et du dialogue: «Grâce à l’interactivité, les consommateurs sortent enfin de leur (supposée) passivité (…) pour se consacrer en masse à la nouvelle double tâche à laquelle est désormais convié chacun d’entre nous: communiquer avec les autres pour devenir soi-même» (id, 235). Et cela dans un flux continuel, non-stop, qui satisfaisait le double souci contemporain pour la proximité et la vitesse (devenus le ressort de la concurrence entre représentation et communication). Avec FB «il y a toujours du lien, de la proximité, et des réponses» (id, 297).

Du coup la question se pose: FB permet-il de «refaire société» ou n’est-il, comme les autres artefacts techniques qui convergent en lui, qu’un expédient illusoire? Pour G. Dubey, auteur du Lien social à l’ère du virtuel (PUF 2001), il est impossible de retrouver la «socialité primaire» par le biais d’une technologie (l’efficacité qu’on leur attribue dépendrait presque entièrement de la préexistence de celui-ci); la prétendue société virtuelle sur laquelle on nous invite à fantasmer ne peut véritablement exister qu’en dissimulant les rapports sociaux sur lesquels elle repose (mais le communautarisme américain, dont FB est une extension technologique, n’est en grande partie que la dissimulation –et in fine l’effacement- des rapports de classe).

Mais plus profondément FB témoigne de «la difficulté qu’a l’idéologie moderne à donner une image suffisante de la vie sociale» qu’analyse L. Dumont dans son désormais classique Essai sur l'individualisme (1983, 130-1). Le retranchement du collectif a favorisé tout à la foi «la perte de confiance en soi et dans les autres, et la conscience de faire partie d’un monde instable, erratique, plein de dangers, dominé par des puissances invisibles et incontrôlables. Avec l’individualisme, non de la conquête, mais de la perte, la question qui hantait le tournant du siècle est redevenue centrale: comment constituer et maintenir une société?» (L. Karpik, Le débat, nov-déc 1997).

C’est, porté par la privatisation de l’existence, l’horizon d’une société sans politique qui se profile que ce soit dans l’hypothèse de R. Sennett sur le déclin inexorable de l’espace public en proie à la montée des «tyrannies de l’intimité» qui vont «mesurer toute la réalité sociale à l’aune de la psychologie»; ou dans celle de A. Giddens sur «l’exclusion de la majorité des gens des lieux où s’élaborent des décisions politiques les plus importantes [qui] oblige à un report sur le moi» (cit. in Ehrenberg, 1995, 311). Du  coup, FB trouve son ressort dans la difficulté contemporaine du politique à rendre visible la solidarité entre les  membres de la collectivité, à voir le collectif dans une société de responsabilité de soi… Il est, consubstantiellement, un projet néolibéral en soi qui «fait son nid sur la défection de cette fonction du politique, sur cette perte de substance de l’État-providence comme expérience politique de la solidarité sans laquelle il n’y a pas de vivre ensemble possible » (Ehrenberg, 1995, 298-9). On peut même dire qu’il aspire à devenir la métaphore la plus achevée du néolibéralisme, présenté comme une sorte de self-government harmonieux miraculeusement réglé par une bienveillante «main invisible».

FB se veut-il alors occupation d’un «vide politique» ou bien encore l’extension (voire la création) de celui-ci? Il ne remplace pas le politique dans sa fonction de représentation, car il y répond en donnant forme à une solidarité qui va de l’individu à l’individu, mettant en scène un lien de voisinage qui fortifie le bricolage quotidien de chacun. Relevant d’un manque de [du] politique, il enregistre une modification d’ampleur du contrat social, qui n´est pas énoncée politiquement. Il se présente plutôt comme une manière de donner à voir l’interdépendance entre les membres de la société que l’État-providence n’arrive plus à signifier. Pour cela, par une logique qui épouse celle de la société de consommation programmée, FB donne forme au pluralisme de la société, «faisant accéder à un espace public des différences privées et des intérêts particuliers multiples en les inscrivant dans une commune citoyenneté» (Ehrenberg, 1995, 264).

D’où la tentation de s’ériger en utopie communicative et politique, caressant le rêve d’une «démocratie directe», mariage de l’agora grec et de la technologie moderne, voire, à la façon du tableau de Delacroix (La liberté guidant le peuple) se légitimant par l’épos de l’émancipation des peuples sur le modèle de l’individualisme occidental conquérant (l’on reconnaît là le discours euphorisant sur le printemps arabe, notamment). Cet individualisme, devenu la valeur fondatrice de nos sociétés modernes, est par ailleurs, comme le soulignait L. Dumont, dans Homo Aequalis, Genèse et épanouissement de l’idéologie économique (1985), consubstantiel à la primauté de l’économie (le «tout économique») sur le religieux, l’éthique ou la politique. C’est pour cela qu’il est le vecteur idéologique parfait pour l’entreprise de globalisation planétaire dont FB est devenu (malgré ses concurrents locaux, parfois eux-mêmes colossaux, tels que le brésilien Orkut) le porte-étendard –les «résistants» culturels à l’impérialisme euroaméricain ne se trompent d’ailleurs pas, qui se dressent contre l’idéologie individualiste (son «égoïsme», son pouvoir dissolvant, le nihilisme qu’elle trahit, etc.). 

Utopies cruellement démenties, comme l’on sait, par le spectre du PRISM qui fait du paradis facebookien de la libre circulation des idées et des individualités un monstrueux panoptique orwellien. Dans cet «environnement inhumain du loft intersidéral», émerge ainsi le visage d’un nouveau totalitarisme freestyle, combinant les «innombrables possibilités de repérage dans l’espace [FB est de plus en plus «mobile»], de traçabilité dans le temps, de mémorisation définitive, d’identification infaillible» qui concourent à «débusquer le secret [que nous sommes], soumettre chacun à une logique de visibilité» (Guillebaud,  2003, 155). Grâce à la vidéosurveillance planétaire (dont les satellites deviennent l’emblème quasi mythologique), le monde lui-même devient transparent à l’image de FB, «une sorte de système panoptique [où] tout tend à être vu, et tous à être voyeurs» selon les termes de l’anthropologue G. Ballandier. Comme l’écrit A. Pommatau dans «World Wide Web» (Études, février 2000, p. 223), «quelque chose nous a lentement emmaillotés», et nous nous emmaillotons nous-mêmes de plus belle à grands coups de «likes». Or, cela aussi est un de ses exploits éclatants, FB parachève malgré ses nombreux détracteurs «conspiranoïaques» et ses multiples réfractaires (férus de la notion «périmée» d’intimité old school), le «renversement des craintes de domination et de contrôle social par la technique en attentes de libération ou d’épanouissement personnels –soit les nouvelles technologies de communication au début des années 80» (Ehrenberg, 1995, 208).

Cette prodigieuse manipulation qui fait de l’émancipation et l’épanouissement de soi la condition même de son pur asservissement à la «société de contrôle» jadis annoncée par Deleuze marque aussi, et avant tout, un assujettissement à l’ordre économique néolibéral. On le sait, les nouveaux modes de communication dont FB est la synthèse ultime s’inscrivent dans la pure logique de l’échange économique (le succès financier du quasi-monopole facebookien –qui ne cesse de phagocyter ses éventuels rivaux, dont tout récemment Whatsapp- en est la preuve éclatante) incorporant le lien à la société marchande. Ce passage insidieux du lien à la communication est en réalité une ruse de la raison économique, qui confirme encore une fois la progression du Spectacle comme mode d’organisation sociale. Non seulement toutes ces affirmations séduisantes de l’image de soi deviennent, en tant que copyright, des marchandises au sens littéral (au moment où le «data mining» devient le moteur de la société de l’hyperconsommation ciblée), mais tout le média social lui-même corrobore et solidifie le lien entre le nouveau moi et sa condition d’homo consumericus.

FB incarne ainsi, comme à bien des égards la société états-unienne dont il se veut la transsubstantiation, à la fois le contrôle social généralisé et l’abandon des individus aux forces du marché.

 

Facebook, fabrique de l’homme sans substance ?

Toutes ces logiques minent l’utopie facebookienne en tant que mise en scène technologique du «mythe de la parole parfaite» (l’écriture se voulant, sur FB, avant tout l’expression transparente d’une parole –qu’elle soit confessionnelle, séduisante ou purement interjective-), «la parole qui fait lien, vous met en contact avec vous-même en vous rapprochant de n’importe quel autre, et, dans ce mouvement même, allège de la responsabilité» (Ehrenberg, 1995, 191). Or, non seulement cette parole n’est pas aussi transparente qu’on la voudrait, investie de tous les procédés de l’ancienne rhétorique en vue d’un effet de séduction, mais son inflation même la mine, portée par un nouvel «éréthisme discursif généralisé» à l’image de celui jadis étudié par M. Foucault.

Inflation qui passe par un culte de l’accélération terminale (le flux ininterrompu in real time, dont on a peur de décrocher ne serait-ce qu’un instant en vertu du FOMO déjà cité), qui est l’envers symétrique du culte de l’urgence dans notre «société malade du temps» étudiée par Nicole Aubert dans son ouvrage homonyme (2003), «société du zapping, du fast, des clips et des spots dans laquelle il s'agit de vivre l'intensité sans la durée et d'obtenir des résultats à efficacité immédiate»: «Pris dans les rouages de l'économie du "présent éternel", englués dans les innombrables choix que nous permet la société marchande, focalisés sur la satisfaction immédiate de nos désirs, ne sommes-nous pas devenus non seulement des "hommes-Présent", incapables de vivre autrement que dans le présent le plus immédiat, mais plus encore des hommes de l'Instant, collant à l'intensité du moment et recherchant des sensations fortes liées à la seule jouissance de l'instant présent?».2

Comble de l’ironie, FB se présente le plus souvent comme une «pause» réparatrice pour ces employés «englués dans l'ici et maintenant de l'urgence et de l'instantané, comme si la vitesse de résolution des problèmes pouvait, à elle seule, donner du sens à son action», reproduisant, sous le signe de l’hédonisme et la «détente» les mêmes rythmes temporels anxiogènes que leur aliénation au travail. Là encore, une logique de mystification classique est à l’œuvre qui fait du loisir de masses l’envers symétrique de l’aliénation massifiée (processus qu’incarne par ailleurs, sous forme de réappropriation vidéoludique du passé préindustriel, un jeu facebookien comme Farmville). D’où les mêmes syndromes qui émergent, de l’hyperactivité du FOMO à la tentation du burn out (nombre de facebookiens envisagent à un moment ou à un autre le «shutdown» du compte, ce que FB, dans sa bienveillance maternelle de Big Mother, conçoit aisément; c’est pour cela qu’il a prévu de garder toutes vos informations de profil pendant votre cure de désintoxication, sachant pertinemment que vous n’aurez pas le choix de rester éternellement sevré de cette manne relationnelle). Signe de son triomphe (mais aussi de son hybris), FB est désormais une addiction (FAD)…

Autre pathologie consubstantielle, qu’il partage avec tant d’autres relais technologiques, le déficit d’attention. Comme le zapping frénétique qui jadis transformait le téléspectateur en un enfant agité, incapable de se concentrer sur quelque chose, la «navigation» facebookienne pousse à l’extrême ce trouble neurocomportemental. Parallèlement, la parole parfaite se dégrade en règne du bavardage où se ritualise sa propre dévalorisation. «L’écoute est à la fois généralisée et indifférenciée. À force de tout écouter, on n’entend plus rien. Le «trop» finit par noyer le contenu, et le verbe ainsi répandu n’est plus qu’une parole humiliée» comme l’annonçait J. Ellul dans son ouvrage homonyme (1981): «excès de mots. Excès d’informations (...) La parole anonyme continue de couler. Bruit-bruits. Parce qu’elle n’établit plus aucune espèce de relation. Elle est détachée dorénavant de façon définitive de celui qui la prononce. Il n’y a personne derrière» (Ellul, 1981, 174). La théorie de l’inflation économique devient alors le modèle de communication, «toute parole se rabat sur la plus insignifiante, diluée dans une soupe communicationnelle où tout se vaut et s’équivaut et où, par conséquent, rien ne porte à conséquence» (Guillebaud, 2003, 161).

De cela, quel meilleur exemple que le fonctionnement des «threads» ou fils de discussion qui peuvent étendre à l’infini les gloses et les commentaires des statuts postés sur un mur (bien que ceux-ci soient presque automatiquement ignorés dans les discussions, qui portent, majoritairement, sur tout autre sujet)! Cette dérive est, à l’image de la navigation dans le site, rhizomique et «différ(r)ante», minant les procédés d’argumentation de la rhétorique classique par des percées constantes du plus pur aléatoire. Alors qu’on aurait pu s’attendre à un déploiement triomphal du Logos, porté par son souffle hégélien vers l’élucidation de tous les problèmes, approfondissant partout les débats et enrichissant l’expression nuancée des différentes subjectivités («Boooring» réplique ici le Homer Simpson qui dort en chacun de nous, car FB reste, ne l’oublions pas, soumis aux contraintes du «infotainment»), nous assistons le plus souvent à un véritable dialogue de sourds où ce qui prime c’est de porter le plus possible de «coups d’éclat» (traduites fréquemment en simples «vanes»), selon le principe de la distinction qui régissait déjà à la Société de Cour étudiée par N. Elias (et dont les caractéristiques se retrouvent, trait pour trait, dans mainte querelle de la «civilité» facebookienne).

Et cela peut continuer ainsi à l’infini, en combinant différentes routines conversationnelles telles que la loi de Godwin («Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d'y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1.»), la loi 34 («De tout ce qui existe, il existe une version pornographique», ce qui s’applique aussi avec exactitude aux différents arguments d’un fil de discussion). Suivent les inévitables exactions des différents «trolls» et «haters» jusqu’à l’exténuation du fil, son implosion ou sa disparition pure et simple, ironie ultime de «l’extase de la communication» que le site est censé célébrer. De quoi réfléchir sur son idéal de démocratie participative médiatique, vouée à la mésentente systématique.

L’expansion logorrhéique des sois parachève ainsi la «montée de l’insignifiance», partout régnante sur le réseau social. Voilà advenue la «société nullitaire» selon l’expression de M. Schneider, où la domination passe par le mécanisme d'une écoute générale et indifférenciée («Cause toujours, tu ne m'intéresses pas (vraiment)»). Cette indifférenciation s’étend par ailleurs à celle des statuts, tristement réitératifs et très globalement similaires (jusque dans le ton uniformément ironique, devenu véritable signe du Zeitgeist comme l’annonçait jadis Lipovetsky dans L’ère du vide), qui renvoie bel et bien au paradoxe de la quête de similarité dans l’affirmation de l’individualité facebookienne: «Chacun veut ce que l’autre veut parce qu’il le veut, et non parce que des raisons intrinsèques, désormais défaillantes, commandent ce choix. L’homme est devenu sans qualité, support vide d’un narcissisme épuisant, où chacun est le comptable frustré de ce que fait son voisin, le boutiquier de sa propre bêtise arrogante, immergé dans le bien-être et l’assurance d’être “comme tout le monde“: un être qui compte, en somme. Aux dépens de l’autre, qui fait de même lorsqu’il est le même» (Meyer, 1994, 123).

Comme le «beau parleur» traditionnel, tout à son projet de séduire dans un pur «gaspillage de soi», le/la facebookeur/se fait-il autre chose que se rendre «pathétiquement transparent, c’est-à-dire dépourvu de substance, de secret, d’intériorité? Le voilà mort à lui-même. Il se sait condamné pour l’avenir à courir encore vers le regard des autres pour y quêter je ne sais quel succédané d’être. Encore et encore. Il devra paraître et paraître, faute de mieux» (Guillebaud, 2003, 159). À la notion de «souci de soi» les stoïciens opposaient, comme le rappelle M. Foucault dans L’Herméneutique du sujet, la stultitia, soit une ouverture excessive de l’individu vers le dehors, une incapacité à se rassembler soi-même dans la constance et la permanence. L’homme en proie à cette funeste effervescence, c’est le stultus, celui qui change d’avis sans arrêt, demeure sans mémoire, ni volonté, ni intériorité, dissous en somme dans la transparence (Foucault, 2001, 126-8). Nous assistons alors à «l’avènement d’un type anthropologique particulier: l’homme sans substance» (Guillebaud, 2003, 160), héritier bien entendu de l’homme sans qualités de Musil dans une version doublement dégradée (au sens lukacsien).

 Or n’oublions pas que l’idéologie de l’homme sans intérieur a un nom, et non des moindres, celui de la cybernétique qui affirme, dès la Guerre Froide (elle serait, selon Heidegger, «la métaphysique de l’âge atomique»), une conception purement informationnelle de la conscience. Ce n’est donc pas un hasard si FB, fruit ultime et fleuron suprême de la longue croisade cybernétique, instaure enfin l’Homo communicans, «être de réaction et de rétroaction, totalement ouvert sur l’extérieur et pris dans un ensemble de “réseaux“ de communication», «le “moment“ provisoire d’interactions innombrables obéissant à des procédures gérées de façon rationnelle» et, in fine, «tout entier à l’extérieur de lui-même» (Ehrenberg, 1995, 168). «De porte-étendard et d’agent effectif de la raison, le sujet perd de sa consistance pour devenir un être à l’identité plurielle et fragmentaire sommé de s’adapter aux fluctuations constantes d’une société désormais régie par la rationalité informatique. Il se présente comme un être à l’identité vacillante, façonné par les flux communicationnels le traversant» (C. Lafontaine, «La cybernétique, matrice du posthumanisme », Cités, 4, oct 2000). C’est ce qui permet de faire de lui ce parfait terminal qui nourrit sans cesse des banques de données, réel fondement économique (en tant qu’«asset») de l’empire FB. «L’homme sans intérieur est livré au jeu décervelant des propagandes et des publicités. Il est l’enjeu de toutes les ruses –modernisées- de la domination» (Guillebaud, 2003, 173).

L’homme cybernétique est aussi, comme l’annonçait Baudrillard, la simple extension de la logique mécanique de ce qu’il croit être son instrument: «Les machines ne produisent que des machines. Cela est de plus en plus vrai à mesure du perfectionnement des technologies virtuelles. À un certain niveau de machination, d'immersion dans la machinerie virtuelle, il n'y a plus de distinction homme/machine: la machine est des deux côtés de l'interface. Peut-être même n'êtes-vous plus que son espace à elle -l'homme devenu la réalité virtuelle de la machine, son opérateur en miroir. Cela tient à l'essence même de l'écran (…). Les textes, images, films, discours, programmes issus de l'ordinateur sont des produits machiniques, et ils en ont les caractéristiques (…). En fait, c'est la machine (virtuelle) qui vous parle, c'est elle qui vous pense».3 Tous les milliers de «posts» déversés par seconde dans le flux mécanique de Facebook que sont-ils d’autre que l’alimentation de cette gigantesque machine selon les multiples codes qu’elle a préétablis, codes désormais intériorisés pour construire nos identités de plus en plus machinales (groupes d’âge, d’affiliation communautaire, de distinction consumériste, d’opinion, etc.).

 Enfin, si FB s’adapte aux attentes imaginaires d’aujourd’hui, faites de décisions personnelles et de demandes de sens, de reconnaissance ou d’aide il pourrait aussi dire une des hantises majeures de notre temps: « Que sommes-nous tentés de fuir sinon l’effroi du non-être? Partout autour de nous, des signaux nous indiquent que la dissolution du «sujet humain» n’est plus tout à fait inimaginable (...) de la déréalisation numérique au triomphe du virtuel quelque chose paraît s’effriter vertigineusement dans la tessiture du «moi». L’individu victorieux bascule dans la crainte de se dissoudre. On ne doit pas s’étonner si tant d’hommes et de femmes réagissent à cette menace d’effritement par un surcroît de narcissisme organisé et appliqué» (Guillebaud, 1999, 317-8). L’archivage pathétique de nos plus petites sautes d’humeur comme des grands aphorismes auxquels nous aura porté la sagesse de nos vies en ligne est-il alors le réflexe angoissé d’un vouloir durer (ne serait-ce que l’instant de quelques «likes») face à l’imminence de notre disparition?

Et In Arcadia, Ego.

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Si vous avez aimé cet article, vous pouvez aussi écouter Facebook Studies, un chantier à construire.

 

Bibliographie sommaire citée

H. Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 [1961]

N. Aubert, Le culte de l’urgence: la société malade du temps, Paris, Flammarion, 2003

J. Baudrillard, «Écran total», Libération, 6 mai 1996

G. Debord, La Société du Spectacle, 1967, disponible en ligne dans la Collection «Les sciences sociales contemporaines»

L. Dumont, Essai sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Le Seuil, Paris, 1983

A. Ehrenberg, L’individu incertain, Paris, Pluriel, 1995

La société du malaise, Paris, Pluriel, 2012

J. Ellul,  La Parole humiliée, Paris, Seuil, 1981

M. Foucault, L'herméneutique du sujet: Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard, Seuil, 2001

M. Gauchet, La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, 1989

J. Gautrand, L'empire des écrans: télé, Internet, infos, vie privée, la dictature du tout voir, Paris: Pré-aux-clercs, 2002

J.C. Guillebaud, Le goût de l’avenir, Paris, Seuil, 2003

            La Refondation du monde, Paris, Seuil, 1999

M. Meyer, De la problématologie, LGF, 1994

S. Tisseron, L'intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001

 

  • 1. «La condition de vedette est la spécialisation du vécu apparent, l’objet de l’identification à la vie apparente sans profondeur, qui doit compenser l’émiettement des spécialisations productives effectivement vécues. Les vedettes existent pour figurer des types variés de styles de vie et de styles de compréhension de la société, libres de s’exercer globalement. Elles incarnent le résultat inaccessible du travail social, en mimant des sous-produits de ce travail qui sont magiquement transférés au-dessus de lui comme son but: le pouvoir et les vacances, la décision et la consommation qui sont au commencement et à la fin d’un processus indiscuté» (G. Debord, La Société du Spectacle, § 60)
  • 2. Introduction à l’ouvrage sur http://1libertaire.free.fr/Urgence02.html
  • 3. J. Baudrillard, «Écran total», Libération, 6 mai 1996, 8