Les paradoxes de l'Homme-Singe (2): Érotique de Tarzan

Les paradoxes de l'Homme-Singe (2): Érotique de Tarzan

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 29/08/2012

 

Tarzan est aussi, et avant tout (il n’aurait pu, sans cela, survivre la jungle pulp des héros populaires) un mythe de l’Éros, et ce dès son rapport même à la Nature.  Adopté par une femme singe d’abord, puis par la forêt entière, «Tarzan revenait toujours à la Nature, comme un amant à un rendez-vous longtemps différé». «Tarzan exprime la quête de l’homme civilisé pour la Nature, le rêve rousseauiste d’un paradis perdu, où la nature est bonne. Pour Tarzan, la Nature est sa mère, une mère protectrice où les animaux et la flore participent à un bonheur sensuel (…). [Mais elle] est aussi mère castratrice qui frustre Tarzan de sa sexualité, le voulant pour elle seule» (B. Mahé et P. Passeron dans R. Boulay, 5-6). Nouvel Adam naufragé dans le Paradis perdu Tarzan reviendra à un temps d’avant la sexualité. «Il a pour armure la nudité. Nudité tranquille de naturiste, inspirée par la commodité et par l’hygiène, elle le défend mieux qu’une armure des assauts et des blessures de l’amour» (Lacassin, 77).

Tarzan est pur, chevaleresque et ne traduit aucun désir charnel explicite. Mais il est aussi un "Dieu de la forêt" qui éveille dans la civilisée Jane "la femme primitive" ("le voile de tant de siècles de civilisation et de culture tomba des yeux de la fille de Baltimore)... La phrase mythique qui ne fut, hélas, jamais prononcée dans les romans ni les films, "Me Tarzan, You Jane", en est néanmoins venu à résumer ce couple mythique dans l’inconscient collectif, véritable élaboration fantasmatique de la réception, qui ne se trompa pourtant pas sur le sens véritable du rapport fictionnel: par la force de la nomination, le lien patriarcal trouve sa confirmation quasi biblique, tandis que la Nouvelle Femme du tournant du siècle redevient, dans les bras musclés du über-mâle, la femelle soumise qu’elle ne peut renoncer à être1

Comme dans l’idéologie patriarcale de l’époque cette hiérarchie passe pour son inversion en rituel chevaleresque: «Il lui semblait que rien sur terre ne pouvait être aussi agréable que de se dévouer pour assurer le bien-être et la protection de la belle jeune fille blanche». «Il ne se passa pas un jour sans que Tarzan n’apporte son offrande sous forme de gibier et de fruits» devant sa cabane où vivait désormais Jane. La connotation présente, à n’en pas douter, une charge érotique2. Le texte retrouve même les excès «mélibéens» du héros hérétique de la Célestine: «L’homme singe n’avait pas de dieu, mais il vouait à cette nouvelle divinité un culte absolu». Comme il l’écrira lui-même dans son étonnante déclaration d’amour épistolaire, «Je suis Tarzan des grands singes. Je vous veux. Je suis à vous. Vous êtes à moi. Nous vivrons ensemble ici, dans ma maison, pour toujours». (cit in Dibie, 27-8).

Voici donc le mythe de l’enfant solitaire devenir celui des "Adam et Ève de la jungle", comme l’annonce le trailer d’une des sagas filmiques des thirties. "Comme eux, et comme la forêt qui les entoure, Tarzan et Jane semblent vierges. Dans les films de la MGM ils n’engendrent pas leur fils, ils le trouvent". Cette virginité est de fait, selon le paradoxe bataillien et la scission constitutive du personnage (virilité et virginité renvoient à une même sauvagerie), chargé de sensualité, jouant à la fois sur l’exposition constante des corps (ce sera une donnée centrale de la féminisation du mythe que seront les Jungle Girls de plus en plus épicées), notamment dans et l’innocence sauvegardée par une censure toujours veillant à la bonne largeur des pagnes (comme le fit par ailleurs l’Église avec les cache-sexe des représentations d’Adam et Ève)... Il reste que, malgré la pudibonderie du code Hays, l’Amérique sera émoustillée par la troublante complicité de ce couple édénique, renforcée par quelques percées d’érotisme pur telles que l’effeuillage faussement accidentel de Maureen O’Sullivan dans la célèbre baignade conjugale de Tarzan et sa compagne, et rien ne saura arrêter le chemin triomphal vers le bikini annoncé par l’accoutrement de cette Jane de rêve.

Face à Jane, Tarzan est comme face à la forêt: «il la domine, elle le materne» (Letourneux, 795). Mais l’homme de la jungle ne peut se réduire à la sphère domestique; comme pour Natty Bumpo dont il est un lointain avatar le mariage est une «atteinte à sa liberté», «une sorte d’émasculation, puisque leur virilité n’est pas génitale, mais héroïque», selon la célèbre analyse de la sexualité et la mort dans la littérature américaine faite par L. Fiedler (1997, 79)3. Jane devra donc disparaître, sagement ostracisée des aventures du héros dans son foyer rustique de rêve (que Hollywood parera de toutes les utilités du American Way of Life en attendant les Pierre-à-Feu).

Hors de cette hiérogamie souveraine, la femme est dangereuse. Une fois Jane dûment mise à sa place, nous découvrirons bien vite que ce fatras végétal et faunistique est surtout peuplé de Jungle Girls. Rendu au célibat symbolique du héros classique, sans cesse tenté et sans cesse triomphant dans sa pureté, Tarzan sera en effet confronté, pour le plus grand plaisir des lecteurs, à toute une galerie d’Amazones, femmes fatales et méchantes reines dont le prototype restera, sur le modèle de Elle-Qui-Doit-être-Obéie et annonçant l’Antinéa de Pierre Benoît l’année suivante, la grande prêtresse de la Cité d’Opar Lâ. «De race blanche, souvent blondes et d’une cruauté égale à leur beauté» ces reines-prêtresses qui règnent esseulées et despotiques sur des misérables peuplades terrorisées «vivent dans l’attente énervée du mâle qui rassasiera un instant leur chair exigeante» (Lacassin, 79). Hollywood s’en fait un délice confrontant de 1945 à 48 Tarzan aux Amazones, aux femmes léopard, aux chasseresses et aux sirènes! Mais il y aura aussi les femelles hybrides et enchanteresses telles que Lisy la reine des termites, Oxonor princesse des hommes ailés ou Janzara la fille du roi des Minuniens.

Dès la rencontre entre Tarzan et Lâ fait irruption une forme de désir pervers typiquement Fin-de-Siècle: «Lâ bouillonnait de rage et son cœur était plein de haine pour Tarzan car son arrivée avait éveillé en elle les flammes brûlantes de l’amour». Leur rapport est par la suite presque explicitement sadomasochiste, et il est troublant de constater (bien que les spécialistes feignent encore de l’ignorer) le lien très fort qui unit les romans d’aventures pour la jeunesse et le sous-genre triomphant de l’érotomanie victorienne que fut le  «Fladge» consacré exclusivement à ce que l’on nommait le «vice anglais». Qu’on en juge par cette «scène primordiale»:

Le bras qui tenait le couteau se raidit, prêt à frapper, mais brusquement, la femme s’effondra sur l’homme qu’elle aimait. Elle caressa sa peau nue, couvrit son front, ses yeux et ses lèvres de baisers brûlants; elle le recouvrit de son propre corps comme pour le protéger de l’affreux destin qu’elle lui réservait. En tremblant, elle le supplia de lui accorder son amour. Pendant des heures la servante du Dieu Flamboyant demeura ainsi possédée par sa passion brûlante, jusqu’à ce qu’enfin le sommeil la vainquît et qu’elle tombât endormie à côté de l’homme qu’elle avait juré de torturer et de tuer. Et Tarzan, calme et ne pensant nullement à l’avenir dormit paisiblement dans les bras de Lâ. (Tarzan et les Joyaux d’Opar, cit in Lacassin, 82).

Face à la menace constante des Amazones, écho de l’anxiété américaine envers la progression inéluctable de la New Woman, Tarzan réinstalle la force patriarcale. Ainsi sa guerre contre les femmes devient-elle explicite dans Tarzan et les Hommes-Fourmis où il provoque la révolte des Alali contre les femmes masculinisées qui les dominent, ramenant le matriarcat à la «normalité» primitive des genres et transformant la scène sadomasochiste en pur éloge (ironique?) de la violence domestique:

Now each male had a woman cooking for him –at least one, and some of them –the stronger- had more than one. To entertain Tarzan and show him what great strides civilization had taken –the son of The First Woman seized a female by the hair and dragging her to him struck her heavily about the head and face with his clenched fist, and the woman feel upon her knees and fondled his legs, looking wistfully into his face, her own glowing with love and admiration. (cit in A. Vernon, 86).

Se dérobant à «sa» femme (qui ne l’intéresse que lorsqu’elle se fait enlever de temps à autre par des hommes rivaux, selon un schéma qui eût intrigué C. Lévi-Strauss autant que J. Lacan) autant qu’aux femmes, ce «Superman de la jungle» qui ne craint ni homme ni bête a par contre peur de l’amour. Chacune de ses aventures et le récit d’une «fuite devant la femme» (Lacassin, 79)4. L’«inexplicable abstinence d’un mâle que des formes puissantes et des rencontres propices semblaient prédestiner aux jeux de l’amour» (ibid) est d’autant plus frappante qu’aux femmes, Tarzan  préfère le contact et la lutte avec les hommes et les animaux. Miroir aux fantasmes, incarne-t-il les tourments confus d’un auteur, voire d’une époque (il serait intéressant d’analyser la saga à la lumière des études de psychologie sociale de F. Theweleit sur la fantasmatique érotique des Freikorps allemands, 1987)  en étroite connexion avec les peurs face au désir des lecteurs adolescents auxquels le texte est destiné? S’agit-il dès lors d’un sadique misogyne, voire d’un impuissant dont la frustration sexuelle trouve compensation dans les explosions de cruauté? Ou encore d’un homosexuel refoulé?

Inévitablement, le culte de la (sur)virilité affiché dans les différents traitements médiatiques du héros (de Burne Hogarth à Hollywood) fait planer l’ombre d’un doute sur son orientation sexuelle, comme ce sera le cas pour ses confrères, les héros de péplum... Une des premières descriptions de Tarzan chez les singes insiste d’ailleurs sur «son corps droit et parfaitement proportionné, musclé comme devaient l’être ceux des meilleurs gladiateurs de l’ancienne Rome, mais avec les courbes adoucies d’un dieu grec» (in Lacassin, 32). Cette fascination pour le beau mâle sauvage qui est le véritable pilier fétichiste des "hommes de la jungle" et des tarzanides s’inscrit de fait dans l’extraordinaire éclosion du culturisme, nourri de la religion de la beauté physique et des courants naturistes (Alfred Marne crée le mouvement sauvagiste en 1898 dans la revue l’âge d’or, inspiré par les théories d’Émile Gravelle diffusées par son journal L’État naturel», préconisant la vie au grand air et l’abandon de la civilisation).

Emblème de «l’avènement des loisirs» à la Belle Époque étudiée par A. Corbin Tarzan devient le rêve (mouillé?) du corps régénéré éclipsant tous les fantasmes de décadence fin de siècle: «les muscles de Tarzan étaient ceux de Mercure ou d’Apollon. Leur symétrie, leur équilibre, leurs proportions suggéraient seuls la force qu’ils recelaient. Agiles et rapides, puissants aussi, ils donnaient au géant l’apparence d’un demi-dieu» (in Boulay 13). Cet aspect sera par la suite renforcé par les images, du physique cinématographique des interprètes de plus en plus athlétiques tels que le champion olympique Johnny Weismuller à la terribilità michel-angesque de Burne Hogarth qui théorise lui-même «l’anatomie dynamique» dans son École d’Arts visuels à NY, dans la lignée des athlètes sculptés de Paul Richer. Pour être complet, le fétiche a recours, comme ce fut le cas pour la dominatrice fatale chantée par Sacher-Masoch, de la peau de léopard: «Tarzan au cinéma a beaucoup contribué à l’avènement universel de la peau de félins comme signe de la sauvagerie (…). Son pagne est le marqueur absolu de la sauvagerie (…) et rejoint la chemise hawaïenne comme symbole de l’Eden perdu» (Boulay 61), étendu par les jungle girls au bikini panthère qui sévit encore comme emblème et promesse du déchaînement sexuel.

Le spectre de l’homosexualité s’insinua dès les films qui, selon l’analyse citée de B. Creed, constituent Weissmuller en objet sexuel du regard de la caméra, place qui était conventionnellement dévolue au corps féminin. Des photos de l’acteur dans son rôle de Tarzan devinrent des objets de collection pour des générations d’homosexuels comme le rappelle A. Vernon (108-109). La première accusation explicite vint néanmoins du domaine des comic-books, sous la plume du Grand Inquisiteur Fredric Wertham dans son célèbre Seduction of the Innocent, où il présente un tarzanide comme «stéréotype du mâle musclé» fonctionnant comme «objet de la curiosité et la stimulation sexuelle homoérotique» au même titre que les «nus artistiques masculins qui apparaissent dans certains magazines pour adultes si souvent collectionnés par les homosexuels»5. De fait plusieurs comic-books de l’époque présentaient quantité de publicités pour des organisations culturistes, extension ambiguë du fantasme de surhumanité virile présentée dans les fictions.

La question homosexuelle sera explicitée par P. J. Farmer dans sa déconstruction postmoderne du mythe A Feast Unknown (1969), qui est aussi une des œuvres les plus fortes du corpus tarzanesque. Chaque fois que le héros, dans la plus pure tradition burroughsienne, se livre à un combat il a une érection qu’il ne peut soulager qu’au moment où il livre le coup fatal, avant de s’évanouir:

The penis, amazingly, was still huge and hard, though it was deflating. It twisted like a spigot in my grip; he screamed; I yanked with all my strength; the flesh tore like a piece of silk; the member, spurting blood at one end and jism at the other, was in my hand and before his face. I dropped it; he stepped forward as if to pick it up. Then I was on his back and had a full-Nelson on him. (…)Yet, my penis was still hard and throbbing. It was up against his buttocks, which also felt as hard as oak. (…)His neck bent, and then the bones snapped. I spurted over him with only a vague awareness of it6.

La mise à nu des fantasmes burroughiens sous la plume de Farmer, aussi provocatrice soit-elle, coïncide pleinement avec le fait que Tarzan était devenu de facto une icône camp du mouvement gai des sixties, comme le prouve entre autres le Jack in the Jungle du célèbre Tom of Finland (1965).

L’érotisme tarzanien c’est aussi, sans cesse rejoué dans les couvertures des bandes dessinées, les illustrations et les affiches, le spectre constant du viol, à la fois aux mains des sauvages (hantise raciale très présente dans l’Amérique du tournant du siècle comme en témoignait le scandale Jack Johnson ou le classique de Griffith Naissance d’une Nation) et, présentée comme l’envers et la logique extension de celle-ci, aux mains des bêtes elles-mêmes… La zoophilie est au coeur de cet univers, comme dans l’autre grand mythe simiesque de la jungle, King Kong: c’est d’ailleurs par la hantise fin de siècle incarnée dans le Grand Singe enlevant une femme d’Emmanuel Fremiet que Jane entre activement dans la vie de Tarzan, enlevée dans les airs par «un grand corps velu»: «au moment où les crocs allaient toucher sa peau tendre, ils repartirent en arrière: une idée venait de traverser la tête de l’anthropoïde (…). Cette guenon blanche sans poils serait la première de sa nouvelle maisonnée» (Dibie, 28). Libertine ingénue, «elle se rendait parfaitement compte de la situation dans laquelle elle se trouvait», avant d’assister au combat titanesque entre son sauveur et son ravisseur, initiation perverse au terme de laquelle «c’est une femme des cavernes qui s’élança, les bras ouverts, vers l’homme des cavernes qui avait lutté et vaincu pour elle. Sur le cadavre encore chaud du ravisseur, Tarzan trouva ce que tout homme apprend sans leçon. Il saisit la jeune fille dans ses bras et couvrit de baisers les lèvres tendues et palpitantes» (Tarzan le Seigneur de la Jungle, 1970, 168). Après ce bref moment d’égarement, très osé dans sa brutalité pour le genre policé où il s’inscrit, Jane retournera à sa morale victorienne («sa conscience réveillée vint empourprer son visage et c’est une femme outragée qui repoussa Tarzan et s’enfouit la tête dans les mains», id).

Ironiquement cette aventure arboricole dans les bras du gorille annonce son modus vivendi auprès de Tarzan qui incarne lui-même cet imaginaire lorsqu’il promène Jane de liane en liane jusqu’au septième ciel… «Jamais, au cours de sa vie, elle ne s’était sentie plus en sécurité que dans les bras de cette créature sauvage qui l’emportait –vers quel destin?- au plus profond du royaume impénétrable de la jungle» (id). Elle saura ainsi vaincre, 61 ans avant le roman à thèse d’Erica Jong, sa «peur de voler» en une des scènes de dépucelage métaphorique les plus marquantes de la littérature populaire.

La scène reviendra deux livres plus loin, lors de l’initiation sexuelle et homicide du fils du couple, en une sorte de phylogenèse du désir où Éros et Thanatos sont indissociables7. Ainsi Jack-Korak tue-t-il la créature simiesque qui menace la petite Meriem qu’il croit être sa soeur, la désignant comme objet de désir au moment même où, comme son père, il assouvit sa pulsion cannibale:

Rage and bloodlust such as his could be satisfied only by the feel of hot flesh between rending fangs, by the gush of new life blood against his bare skin, for, though he did not realize it, Korak, The Killer, was fighting for something more compelling than hate or revenge –he was a great male fighting another male for a she of his own kind (…) He laid a brown hand upon her bare shoulder (…) and then he bent and kissed her full upon the mouth. (Son of Tarzan, 239).

Si l’on tient compte que Fiedler dénombre 76 viols dans les livres écrits par Burroughs lors des 4 premières années de sa carrière8 l’on peut dire qu’il y a ici à l’œuvre un fantasme obsessionnel, peut-être partagé par le lectorat de l’époque. Point d’orgue de la misogynie, le «violisme» est érigé en pathétique exorcisme de la crainte de la femme, cet autre «continent noir» à l’image de l’Afrique selon la célèbre formule de Freud dans «La question de l'analyse profane» (1926). Par ailleurs la scène illustre admirablement la triade qui selon le fondateur de la psychanalyse constituerait la base de nos instincts primitifs: «Le cannibalisme, avec l’inceste et le meurtre, fait partie des désirs pulsionnels les plus primitifs»9.

À quoi s’ajoute le spectre de la zoophilie, si souvent associé dans le discours racial de la «miscégénation» aux rapports sexuels interraciaux voire à la sodomie10, qui ne se limite pas dans le corpus tarzanien à la menace du viol. Ainsi les femmes de la décadente Opar s’accouplent-elles avec des singes qu’elles appellent «les premiers hommes» et qui ne sont que la pure animalisation du mâle. Décadence du mythe de l’Atlantide, les derniers survivants de cette contrée mythique en sont réduits à la bestialité pour fuir le danger de la consanguinité: «lentement notre pouvoir, notre intelligence, notre civilisation et notre nombre ont diminué, dégénéré pour n’être plus à présent qu’une petite tribu de singes féroces» (Le Retour de Tarzan). Illustration extrême des fantasmes fin de siècle sur le rôle régressif de l’hérédité ce darwinisme à rebours met à nu la hantise du déclin de l’Occident qui traverse l’œuvre.

Plus choquant peut-être, le premier amour de Tarzan lui-même est explicitement pour Teeka, une guenon («Tarzan’s First Love», 1916)…

Teeka, stretched at luxurious ease in the shade of the tropical forest, presented, unquestionably, a most alluring picture of young, feminine loveliness. Or at least so thought Tarzan of the Apes, who squatted upon a low-swinging branch in a near-by tree and looked down upon her, his intelligent, gray eyes dreamily devouring the object of their devotion… (Jungle Tales of Tarzan).

Comme pour la tentation cannibale, il lui faudra vaincre cette pulsion première pour s’affirmer, culturellement, en tant qu’humain, naturalisant, en syntonie inconsciente avec Freud, la mécanique répressive de la civilisation et le déchirement qui fait de nous tous des Hommes-Singes. On toucherait là au cœur du mythe tarzanesque, tout à la fois symptôme et antidote contre le «malaise dans la civilisation»:

par les interdictions qui instituèrent [les privations des instincts] voici des milliers et des milliers d'années, la civilisation commença à s'écarter de l'état primitif animal. Nous avons découvert, à notre grande surprise, que ces privations n'ont rien perdu de leur force, qu'elles constituent encore à l'heure actuelle le noyau de l'hostilité contre la culture. Les désirs instinctifs qui ont à pâtir de par elle renaissent avec chaque enfant; et il est toute une classe d'êtres humains, les névropathes, qui réagissent déjà à ces primitives privations en devenant asociaux.11

Avec Tarzan, l’inconscient du lecteur (ou selon la terminologie de M. Picard, l’instance lectrice du «lu») plonge donc avec délice, sous couvert de déplacement et de distanciation, dans les fantasmes les plus régressifs de l’espèce, échappant littéralement aux contraintes du civilisé sans tomber nécessairement dans la névrose.

La route était donc, on le voit, toute tracée pour des détournements érotiques du mythe qui vont du fétiche au pastiche burlesque. Citons le classique softcore Tarzan l’homme singe (1981) avec Bo Derek, «la plus belle femme de notre époque dans l’aventure la plus érotique de tous les temps» comme le proclamait l’affiche originale, ce qui n’empêchera pas cette icône sexuelle de gagner le Razzie Awards 1989 pour pire actrice de la décennie (elle perdra celui de 1999 comme pire interprète du siècle, face à Madonna). Des versions bien plus hardcore viendront, tels que Tarzan-X: Shame of Jane ou sa suite Tarzan X: Jungle Heat tous deux à la gloire de Rocco Sifredi. Dans le versant de la parodie grivoise citons notamment le film d’animation pour adultes Tarzoon, la honte de la jungle (1975) où le "roi" de la jungle est ici tout aussi obsédé par les choses du sexe que l’autre grande figure de cet étonnant sous-genre qui ne connut qu’une vie brève au milieu des seventiesFritz the Cat.

Témoignant de la vitalité du mythe, une foule de «tarzanides» (terme consacré par F. Lacassin) vont se succéder, reprenant les coordonnées centrales de celui-là. F. Lacassin recense ainsi, dans son dur labeur d’érudition pré-wikipédienne, 48 faux Tarzans, les plus connus étant Togar, jeune premier musclé à la chevelure blonde,  Akim, avec sa compagne Rita, leur fils adoptif Jim, son gorille Kar et ses deux guenons Zig et Ming qui multiplient les bêtises.  Banga, as de la jungle accompagné d’une panthère noire; Taô l’homme-fauve, Djeki la jungle avec son chimpanzé Cheeko, Yataca, le fils du soleil, avec son petit singe facétieux, Ka-Zar (personnage de comic books de Marvel) avec Zabu, un tigre à dents de sabre, Zembla avec un lion, un kangourou, un chat sauvage, Ramus prestidigitateur maladroit et un enfant noir nommé Yéyé aux innombrables chamailleries. Il y a aussi Tarou, Kalar, Bomba, Thunda, Tiki, fils de la jungle, Simba sans compter les centaines de personnages qui s’inspirent du mythe, tel Rahan aux aventures préhistoriques et égalitaires...

Tout aussi proliférant est le versant féminisé du mythe que sont les Jungle Girls, ces Tarzanes inaugurées par l’illustrateur Rex Maxon lui-même avec sa Tarzella… et auxquelles Burroughs sacrifia lui-même avec sa Jungle Girl de 1928 bien que la Rima the Jungle Girl de W. H. Hudson avait de fait devancé Tarzan dès Green Mansions de 1904. Elles seront légion, avec des noms tout aussi alléchants que leurs anatomies de plus en plus dénudées, tels que Sheena, Tarzella, Camilla, Jana, Liana, Ruhla, Sheenola, Shina, Taanda, Durga Ranim, Jungla ou la très érotique Tarzane  des fumetti érotiques de Stelio Fenzo (1968). Animalisées et très fortement sexualisées, les premières Jungle Girls restent cependant des vierges, en attendant le Prince Bleu (Blanc, en l’occurrence) qui viendra les sauver; adorées par les «sauvages» pour l’éclat souverain de leur peau (encore une fois la mystique raciale est plus forte que la hiérarchie des genres sexuels) elles sont investies d’une fonction surnaturelle qui en fait une variante du mythe de la Sorcière tel que fantasmé jadis par Michelet. Leur seule issue est la domestication maritale, soit en retournant à la civilisation dans les bras de leur «sauveur» soit en restant avec celui-ci dans la forêt, deux modalités d’un même fantasme masculin. De la reine du burlesque Bettie Page en «Jungle Bettie» à Xena en passant par les Men’s Adventure Magazines l’archétype réussit à concurrencer, en le sur-érotisant, sa contrepartie masculine.

Comme tout grand mythe, Tarzan produit enfin sa propre dérision, «soit qu’elle s’exerce avec une autodérision s’exerçant au détriment de nos travers et de nos fantasmes révélés par la figure de l’homme de Nature, soit qu’elle se réduise à une utilisation de l’image appauvrie du Héros» (Boulay 65). Symptomatiquement, après la guerre de Vietnam où il était encore une icône patriotique pour les soldats, le mythe s’éclipse en tant que tel («quand nous perdîmes la guerre du Vietnam, Tarza prit congé», résume A. Vernon, 47): après les 45 films qui s’étaient succédé sans interruption il faudra attendre encore 11 ans pour un nouveau film, qui est en fait la version softcore de Jo Derek (Tarzan, the Ape Man, 1981), suivie de près par la déconstruction réaliste du mythe Greystoke (1984). Le temps des parodies était arrivé, à commencer par la célèbre série George of the Jungle (1967), puis par les revues satiriques telles que Mad ou Spoof («His name is a household word –his thundering bull-ape cry is known to one and all! So okay –we figure you are probably sick to death of him by now», cit. in A. Vernon, 48).

On sait par ailleurs le sort réservé par le grand dessinateur Gotlib à l'œuvre de Burne Hogarth, dans sa célèbre Rubrique-à-brac, suivi, entre autres, par Fred dans sa parodie Tarsinge l’homme zan (1983) ou François Bouq avec son Jerôme Moucherot (Sus à l’imprévu, 1998).  Dans le roman de Nigel Cox Tarzan Presley (2004), l’Homme-singe est définitivement installé avec sa chère et tendre Jane aux Etats-Unis, où il devient Elvis Presley. Sans citer les innombrables blagues qui circulent sur tous les supports (dont les planches cinglantes de Gary Larson) au sujet cet héros dont le cinéma fit une sorte de niais involontaire. C’est d’ailleurs cette image «humiliée» du héros qui risque bien d’éclipser toutes les virtualités du mythe, détournant de lui les jeunes générations qui pourraient bien, par ailleurs, ne plus s’y reconnaître.

Car que peut bien nous dire encore, un siècle après sa naissance, l’inépuisable fable de Tarzan? Devenues politiquement incorrectes sinon démodées, les résonances racistes, colonialistes, machistes, voire tout simplement «rétro-héroïques» du mythe pourraient bien l’étouffer dans son ensemble si ce n’était, peut-être, l’élargissement de notre conscience écologique et politique et la volonté millénariste de créer une Nouvelle Alliance avec la nature. L’on ne saurait désormais conclure avec la belle phrase par lesquelles le regretté maître ès tarzanologie clôturait son ouvrage: «Né avant Burroughs et vivant toujours après la mort de celui-ci, Tarzan, à la vérité, n’a pas d’âge. Il est éternel comme le Destin» (Lacassin, 182). Car comme les civilisations qu’il avait appris à fuir, il sait lui aussi, désormais, qu’il est mortel.

       

Bibliographie sommaire

G. Bederman, Manliness and Civilisation: A Cultural History of Gender and Race in the United States, 1880-1917, Chicago, UCP, 1995

R. Boulay, Le vaste monde de Tarzan, Paris, L’étrave, 2009

G. Deluchey, Moi Tarzan, Mémoires de l’homme-singe, Seuil,

P. Dibie, Tarzan! Paris Somogy, 2009

L. Fiedler, Love and Death in the American Novel, Illinois, Dalkey Archive Press, 1997 (1960)

F. Lacassin, Tarzan ou le chevalier crispé, Paris, Henri Veyrier, 1982

M. Letourneux, «Tarzan», in Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui, Paris, Ed. du Rocher, 1999

J. Taliaferro, Tarzan Forever The Life of Edgar Rice Burroughs, Creator of Tarzan, Scribners, NY, 1992

K. Theweleit, Male Fantasies. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1987

S. Vanayre, La Gloire de l'aventure. Genèse d'une mystique moderne. 1850-1940, Paris, Aubier, coll. «Historique», 2002

A. Vernon, On Tarzan, Athens, Univerity of Georgia Press, 2008

  • 1. Dans un célèbre article intitulé «Me Jane: You Tarzan! A case of mistaken identity in Paradise», Barbara Creed analyse le «cas Jane», cette femme déracinée et coincé par trios figures males (le père, Tarzan et le gorille), «menacée  constamment par le côté sombre du désir sexuel masculin dont l’issue bestiale est clairement présente». Victime de la théorie de l’échange des femmes chère à C. Lévi-Strauss, Jane, après avoir échappé à un gorille, quitte son père pour devenir la propriété de Tarzan. Jane doit à la fois désocialiser sa féminité pour survivre dans l’univers de Tarzan, se soumettre à l’ordre naturel de la forêt et accepter ce qui irait avec le «désir naturel» non refréné, tout en civilisant le héros et le domestiquant. Ironiquement, le langage qu’elle tente de lui apprendre dans la scène la plus célèbre de Tarzan and his Mate (1934) ne servira qu’à la mettre à sa place même si, comme l’on sait, la phrase mythique «Me, Tarzan, You Jane» ne fut jamais prononcée.
  • 2. À ce propos, on a envie d’ajouter avec P. Dibie qu’heureusement pour Jane, Tarzan n’a pas été recueilli par un clan de singes bonobo; singes chez qui il a été prouvé l’existence d’un lien direct entre le sexe et la nourriture» (Dibie, p. 27)…
  • 3. Plus pragmatique, le producteur Sy Weintraub expliquera ainsi sa décision d’ostraciser Jane dans le scenario de Tarzan the Magnificent: «A bachelor figure is a lot more exciting than a man who comes swinging home through the jungle every night to tell his little woman what’s been happening during the day» (in A. Vernon, 99).
  • 4. Ou encore, plus succinctement, «Tarzan est un prince qui, après avoir tué le dragon, s’enfuit devant la princesse» (Lacassin, 87)
  • 5. F. Wertham, Seduction of the Innocent, New York, Rinehart, 1953, pp. 188-9
  • 6. P. José Farmer, A Feast Unknown, New York, Playboy Press, 266-267
  • 7. Tout aussi ambivalente, la première rencontre entre les deux prépubères déclenche une claire pulsion sadique (avec iconographie freudienne à l’appui) chez Jack, déviée vers la poupée de sa sœur qui en fait le représente, lui: «He glanced at the spear (…) Then he let his eyes wander again to the dainty form below him. In imagination he saw the heavy weapon shooting downward. He saw it pierce the tender flesh, driving its way deep into the yielding body. He saw the ridiculous doll drop from its owner’s arms to lie sprawled and pathetic beside the quivering body of the little girl.» (ibid, 224).
  • 8. «Lord of the Absolute Elsewhere» http://www.erbzine.com/mag22/2299.html. Cet article, avec celui de Gore Vidal pour Esquire, “Tarzan Revisited” http://www.esquire.com/features/gore-vidal-archive/tarzan-revisited-1263 sont deux visions critiques pionnières du mythe.
  • 9. S. Freud, L’Avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1971, p. 16
  • 10. «Judicial practice and tradition constituted a bestial/sodomy connection, a historically specific association of human-beast mating and men’s anal intercourse with other humans» (J. Katz, Love Stories: Sex between Men before Homosexuality, Chicago, UPS, 2001, 64)
  • 11. S. Freud, id, ibid