L´Amérique et la violence dans le Facteur sonne toujours deux fois

L´Amérique et la violence dans le Facteur sonne toujours deux fois

Soumis par Ludovique Bender le 05/10/2023

Le facteur sonne toujours deux fois, un roman de James M. Cain publié en 1934, se positionne incontestablement dans le genre du roman noir. En effet, le roman reprend des éléments caractéristiques de cette tradition et amène des éléments qui marqueront l’évolution du genre. On y reconnaît par exemple les personnages du loser, à la fois victime et criminel[1], et de la femme fatale, figure dont la postérité est marquée par la représentation de Cain. Le schéma du triangle amoureux poussant au crime constitue aussi une intrigue inlassablement reprise par le roman noir, tout comme l’association thématique entre sexe et violence, centrale dans Le facteur, restera un constituant important de l’imaginaire du roman noir[2]. Par ailleurs, ce qu’on retrouve aussi entre les lignes du roman, et qui est à la base du projet du polar depuis les années 1920, c’est un regard critique sur la société américaine de son époque[3]. Cain se réapproprie l’esprit du roman noir, qui rendait initialement compte des conséquences de la Grande Guerre et de la Prohibition, à travers une représentation critique du pays pendant la Grande Dépression. En effet, l’univers social et économique des États-Unis joue un rôle significatif dans le récit du Facteur sonne toujours deux fois. Plus précisément, il semble que la société américaine sous ses multiples facettes y soit le moteur du cycle de la violence qui prend au piège les personnages. Ce rôle se joue en trois temps, puisqu’on verra que, au sein du texte, cette société participe aussi bien à l’instigation de la violence qu’à son exécution et à sa perpétuation.

Dans un premier temps, la société américaine se fait instigatrice de la violence à travers le personnage de Cora. En effet, au-delà de son rôle de femme fatale, poussant son amant Frank Chambers au meurtre de son mari, Cora est une manifestation sociale de son pays et de son époque. Comme le théoricien Mikhaïl Bakhtine l’énonce : « Dans le roman, le locuteur est, essentiellement, un individu social, historiquement concret et défini, son discours est un langage social [4]» (l’auteur souligne). De ce fait, les paroles et les actions d’un personnage sont porteurs d’une position idéologique[5]. Cora met parfaitement en scène ce concept. À travers tout le roman, son discours est représentant d’une idéologie capitaliste et ses actions manifestent une poursuite continue de l’American Dream[6]. Bien avant sa rencontre avec Frank, c’est cette poursuite qui la mène en Californie :

J’avais gagné un concours de beauté. Les concours de beauté de l’Ecole supérieure de Des Moines. C’est là que j’habitais. Le prix consistait en un voyage à Hollywood. Quand je suis descendue du train, il y avait quinze types qui prenaient ma photo… et deux semaines après, j’étais dans la cantine[7].

Suite à cette expérience, qui lui fait goûter la misère et la mène à tremper dans la prostitution, Cora reste marquée par une hantise du travail en bas de l’échelle et une volonté de s’en sortir, d’atteindre une position privilégiée. Ainsi, si sa première tentative au rêve américain s’est soldée par un échec, dont son mariage avec Nick Papadakis est le symbole, son désir de succès, autrement dit son ambition capitaliste, n’en est qu’accru. Toutefois, dans l’univers de Cain, la philosophie capitaliste est aliénante, et le rêve américain, inatteignable. La seule issue de cette combinaison se trouve dans la violence ; c’est pourquoi Cora est celle qui amène l’idée du meurtre de son mari et l’impose à Frank :

  • Je ne suis pas ce que tu crois, Frank. Je veux seulement travailler et devenir quelqu’un, voilà. Mais c’est impossible sans amour. Tu comprends ça, Frank ? Enfin, c’est impossible pour une femme. Je me suis trompée. Eh bien, je n’ai plus qu’à devenir une vraie garce pour arranger les choses une fois pour toutes. […]
  • Il ne m’a jamais rien fait à moi.
  • Bien sûr. Mais moi, je te dis qu’il pue ! Il est graisseux et il pue. Et crois-tu que je vais te laisser porter une combinaison avec « Service Auto » écrit dans le dos… pendant qu’il a quatre costumes et une douzaine de chemises en soie ? Est-ce que je ne fais pas la cuisine, et de la bonne cuisine ? N’en fais-tu pas ta part, toi aussi ? (p. 26)

Dans ce passage, on voit bien à quel point le projet de meurtre s’entremêle à l’ambition matérielle de Cora. Elle justifie la violence par son désir d’ascension sociale et par une illusion de mérite. Comme le dit Benoît Tadié, dans ce cas, la culture américaine « attire puis rejette [Cora], trompée par le rêve de succès, déracinée et désorientée, pour qui tout retour en arrière est impossible. L’adultère et le meurtre apparaissent comme une issue à un destin sans espoir, alors qu’ils n’en sont que l’accomplissement[8]. »

            La fonction d’idéologue du personnage de Cora est aussi mise en évidence par sa confrontation au personnage de Frank, son antithèse. Celui-ci, un vagabond, est aussi socialement et historiquement défini au sens de Bakhtine. En effet, ce personnage de vagabond renvoie « au contexte de pauvreté et de précarisation dues à la Crise, aux innombrables faillites de petites entreprises et de banques qu’elle entraîne, à l’émigration interne qui jette des milliers de paysans ruinés […] sur les routes conduisant en Californie[9]. » Par ailleurs, le vagabond deviendra un personnage type du roman noir après son apparition dans le roman de Cain[10]. Bien que Cora et Frank soient tous deux victimes de la société américaine à leur manière, ils représentent des idéologies contraires ; entre eux se joue l’opposition entre une vie au sein du système et une vie nomade, exclue du système. Cette opposition est sans cesse rejouée entre les personnages et se cristallise dans l’éternelle dispute du couple : doivent-ils rester ou partir sur les routes ? Dès le début de leur relation, la discussion surgit :

  • […] Je te parle de la route, moi. Ça sera chic, Cora. […] On sera un couple de vagabonds, nous sommes des vagabonds après tout.
  • Non, Frank, ça ne va pas. Cette route ne conduira qu’à la cantine. La cantine, pour moi. Pour toi une besogne quelconque. Un sale travail de miteux où tu porteras une combinaison. Ça me ferait pleurer de te voir avec une combinaison, Frank.

La scène se poursuit avec la première suggestion du meurtre par Cora. Comme si le refus de sortir du système leur imposait le recours à la violence. Ensuite, la première tentative de meurtre ratée secoue tellement Cora qu’elle accepte la fuite sur les routes, mais se ravise au dernier moment : « Je t’ai dit que je ne suis pas comme ça, Frank. Je ne me sens pas bohémienne du tout. J’ai honte d’être là à demander qu’on me transporte par amabilité ou par charité. » (p. 41) Elle ne peut toujours pas se résoudre à ce qu’elle considère comme une infériorité sociale. Quand les amants se retrouvent, c’est encore la première question de Frank : « Mais pourquoi n’es-tu pas partie avec moi ? / - Pour aller où ? Pour coucher dans les gares ? Pourquoi serais-je allée avec toi ? Dis-le ? » (p. 51) À nouveau, la conversation débouche sur un plan d’assassinat sur Nick Papadakis, qui réussira cette fois. L’enjeu de leur débat n’est pas résolu pour autant ; il les poursuit jusqu’après leur remise en liberté, car le spectre de leur crime plane toujours sur la maison de l’ex-mari :

  • Encore une fois, écoute-moi bien. Ce que je veux, c’est partir. Je veux m’en aller loin d’ici. Je ne veux plus voir, à chaque instant, l’ombre de ce sacré Grec qui me saute dessus […]. Je sais ce que tu veux, au fond. C’est toujours ce que tu as voulu. Que nous restions ici.
  • Pourquoi pas ? Ça marche bien ! Pourquoi ne resterions-nous pas ici ?... Voyons, Frank ! Tu as essayé de faire de moi un vagabond comme toi, dès l’instant où tu m’as connue, mais tu n’y arriveras pas. Je te le dis, je ne serai jamais un voyou, moi ! Je veux être quelqu’un. Nous resterons ici. Nous ne partirons pas. (p. 117-118)

En reprenant Bakhtine[11], on voit bien ici que la confrontation se joue entre deux individus sociaux porteurs de langages idéologiques, et non entre des dialectes individuels. Plus que Frank contre Cora, c’est le vagabond contre l’entrepreneure. Cette fois-ci, l’obstination de Cora à rester les forcera à répondre violemment aux menaces de chantage du dénommé Kennedy. En somme, la structure du récit nous montre que les refus répétés de Cora de se libérer du système et de l’idéologie capitaliste plongent les amants dans une logique de violence et les y enferme. Ce n’est d’ailleurs qu’après que Cora reconnaisse son erreur de n’être pas partie (p. 134) que le couple réussit momentanément à retrouver la paix.

 

            Dans un deuxième temps, les actes de violence perpétrés dans le roman se font sous le signe de l’Amérique industrielle, et ce par le biais de l’image omniprésente de l’automobile[12]. En effet, depuis les années 1920, les États-Unis se dressent comme une véritable « civilisation de l’automobile [13]» ; dans Le facteur sonne toujours deux fois, la voiture est alors à interpréter comme un symbole de l’industrialisation et du capitalisme américain. D’ailleurs, ce symbolisme se construit en juxtaposition avec la dispute du départ sur les routes du couple. La volonté de sortir du système de Frank est associée par Cora à des moyens de transport autres que la voiture ; il s’agirait de se faire transporter « par amabilité ou par charité » (p. 41), ou encore « coucher dans les gares » (p. 51). Ainsi, le rejet du modèle capitaliste est associé au train, à la marche ou à l’auto-stop. D’un autre côté, le monde de Cora est régi par l’automobile, elle ne peut s’en passer. Dans la scène où le couple adultère s’apprête à partir ensemble sur les routes après la tentative de meurtre manquée, la réalisation qu’ils devront laisser l’auto derrière eux semble totalement inattendue pour Cora : « - On ne prend pas l’auto ? / - Non, à moins que tu ne veuilles passer ta première nuit en prison. Voler la femme d’un autre, ce n’est rien, mais voler sa voiture, ça, c’est grave. / - Oh ! » (p. 40) C’est un choc pour elle, tant l’association entre la voiture et son mode de vie est forte, et on peut voir là l’élément déclencheur qui la pousse à flancher quelques lignes plus tard et à rentrer chez son mari[14]. Le rapport symbolique entre automobile et société aliénante arrive à son comble lorsque Cora, dans son propre discours, utilise la Ford, symbole du monde industriel par excellence, comme image pour réfléchir à leur condition :

Nous avions un grand amour, et nous nous sommes laissé écrabouiller par cet amour. C’était comme un splendide moteur d’avion capable de nous porter jusqu’aux cieux, par-dessus les montagnes. Mais si on met ce moteur dans une Ford, elle éclate en morceaux. Tu vois, nous sommes deux Fords, nous… Dieu se moque de nous maintenant. (p. 112)

Ce qui les a piégés, c’est la Ford, l’automobile, autrement dit la société américaine industrielle : « The point she is making, unconsciously perhaps, is that a mechanized state cannot produce citizens capable of spiritual greatness or transcendent love. It can only produce citizens as incapable of greatness as the commonplace Flivvers that roll profitably out of Detroit[15]. »

            L’élaboration thématique de Cain va plus loin, car, comme nous l’avons mentionné, l’automobile n’est pas que l’image du modèle capitaliste américain, elle est aussi à la fois le présage, le lieu et l’instrument de la violence[16]. En effet, c’est dans la voiture que le désir de tuer Nick Papadakis est évoqué pour la première fois (p. 22). Ensuite, la première tentative de meurtre est racontée du point de vue de Frank, qui fait le guet dans la voiture (p. 28). La voiture est l’objet qui amène directement l’idée de la seconde tentative de meurtre : « Elle s’est arrêtée et nous sommes restés en face l’un de l’autre. Nous trois dans la voiture. Nous savions ce que cela voulait dire. » (p. 51) Ici, l’association entre automobile et violence est à son comble. Comme si la mention d’une balade en voiture ne pouvait rien leur évoquer d’autre que le meurtre. On comprend nécessairement que, dans l’univers des personnages, « the car is removed from its relatively innocent association with mobility and lent a darker connotation linked with danger, depravity, and death[17]. » Pour continuer, aux chapitres VII à IX, l’automobile tient le rôle principal dans l’homicide commis. C’est dans son habitacle que le meurtre est perpétré, puis son plongeon dans le ravin met en scène une violence spectaculaire. Dans ce faux accident, la voiture devient littéralement l’arme du crime. Après cet évènement, les personnages délaissent la violence pendant plusieurs mois. Celle-ci les rattrape toutefois lorsque Kennedy réapparaît dans le but de leur faire du chantage. Voyons comment ce personnage est réintroduit après une coupure dans le texte : « Quand nous sommes arrivés, il y avait une auto devant la maison et un homme dans l’auto. Il avait un drôle de sourire sur le visage et il a sauté à terre. C’était Kennedy, le type de chez Katz. » (p. 127) On sent une certaine insistance sur le motif de l’auto, qui est mentionnée deux fois dans la première phrase. Toujours synonyme de danger, l’automobile provoque d’emblée une nervosité chez le narrateur, et agit comme un présage de la violence à laquelle l’arrivée de Kennedy les mènera. À la fin du roman, la mort de Cora fait une dernière fois de la voiture le décor d’une scène de violence particulièrement graphique :

Quand je suis revenu à moi, j’étais coincé sous le volant, le dos tourné à l’avant de la voiture. J’ai commencé à gémir devant l’horreur de ce que j’entendais. On aurait dit une petite pluie sur un toit de zinc, mais ce n’était pas cela. C’était le sang de Cora qui coulait sur le capot où, projetée à travers le pare-brise, elle était restée, penchée. (p. 146)

Entre le volant, le capot et le pare-brise, le texte ne manque pas d’appuyer la place du décor automobile dans le sanglant tableau. Par ailleurs, on constate que cette scène s’oppose en tout à celle qui la précède. En effet, avant l’accident, Frank et Cora se rendent à la mer pour sceller le nouveau départ qu’ils se proposent de prendre. Alors, la baignade de Frank ressemble à une véritable purgation : « J’ai regardé l’eau verte, et […] j’ai pensé que toute la diablerie, toute la bassesse, l’incapacité, l’inutilité de ma vie avaient été chassées au-dehors, rejetées loin de moi, et que je remontais vers Cora, transformé, et, comme elle disait, prêt pour une nouvelle vie. » (p. 144-145) En opposition au milieu industriel de l’automobile, le milieu naturel de l’eau se présente comme un lieu qui purge la violence. Malgré cela, dès que les personnages regagnent le monde mécanisé de leur voiture, ils sont rattrapés par la violence et la mort. Le contraste entre les deux environnements rend encore plus frappant le caractère fatal de l’auto industrielle.

 

            Dans un troisième temps, Le facteur sonne toujours deux fois dépeint un système économique et judiciaire qui permet une perpétuation de la violence. Les notions de châtiment et de justice s’y révèlent dérisoires puisque truquées. La représentation critique de ce système passe par différents procédés, dont le premier est l’ironie. Les premiers acteurs qui mettent en scène cette ironie sont les compagnies d’assurance qui tiennent un rôle clé dans le procès où se retrouvent Cora et Frank après la mort de Nick. En effet, quand le représentant de la « Pacific States Accident Assurance » témoigne la première fois avec pour but d’éviter de payer la prime d’assurance-vie de Nick, il se prononce sur la culpabilité de Cora : « Je peux vous dire que depuis des années que je travaille pour cette compagnie, comme pour beaucoup d’autres, je n’ai jamais vu une affaire aussi claire. Je ne crois pas qu’il y a eu crime, monsieur Katz, j’en suis sûr. » (p. 91) Mais, lorsque les compagnies d’assurance se rendent compte que l’acquittement de Cora serait finalement plus avantageux financièrement, le même représentant revient devant le juge pour se déclarer « convaincu qu’aucun crime n’avait été commis ». (p. 104) À la lumière de ce deuxième passage à la barre du personnage, toute l’ironie contenue dans la première déclaration se révèle au lecteur. L’affirmation première, amplifiée au possible et pleine d’assurance, se voit balayée du revers de la main seulement quelques pages plus loin. Cette façon ironique de rapporter le discours nous laisse percevoir le propos de l’auteur qui critique un système où les compagnies sont hypocrites et le profit contrôle la justice, permettant aux assassins d’être relâchés[18].

Pour continuer, les personnages d’avocats contribuent aussi à la remise en question du sérieux de l’institution judiciaire. Le procureur et l’avocat de la défense traitent toute l’affaire comme un jeu entre eux ; ils parient même sur le sort réservé à Frank et Cora. Ainsi, à travers plusieurs pages, l’avocat Katz parle de l’affaire à Frank en se servant d’une analogie de jeu de cartes : « Vous ne verrez pas comment les cartes ont été abattues si je ne vous les montre pas, ces cartes. D’abord, il y avait vous et cette femme. Chacun de vous avait un bon jeu. […] » (p. 98-99) Ici, c’est à travers le sarcasme de Frank face à cette vision frivole de la justice et du châtiment que le regard ironique de l’auteur se fait sentir : « C’était déjà chic de penser que deux types avaient parié cent dollars sur ce que le bourreau allait faire de Cora et moi ». (p. 99) Rompant la tirade de l’avocat, son commentaire fait ressortir la déconnexion dans le discours des professionnels de la justice et la réalité. Après le procès, Frank et Cora sont donc remis en liberté et s’en tirent même avec dix mille dollars de gain. Frank seulement aura encore affaire au système judiciaire qui le jugera coupable de la mort accidentelle de Cora en voiture. C’est là que se trouve la plus grande ironie du roman, soit au sein même de sa structure narrative : quand les personnages sont effectivement coupables de meurtre, ils sont acquittés et même récompensés en quelque sorte, mais quand Frank est innocent, il est jugé coupable et condamné à mort.

            En plus de permettre la libération et la perpétuation de la violence par les personnages principaux, le système judiciaire à l’intérieur du roman perpétue lui-même une violence symbolique et réelle. D’abord, les avocats font preuve de violence symbolique à travers leur discours. En observant attentivement les paroles de Katz, on retrouve une isotopie de la violence. Son discours est parsemé d’éléments tels que « grands cris », « boxer », « coup de poing », « Sackett avait hurlé », « mort », « assoiffé de sang », « enfant de salaud », « il a braillé » et « j’ai assommé Sackett ». (p. 103 à 105) Ces redondances créent une unité sémantique. Subtilement, l’imaginaire de l’agressivité et de la violence s’associent alors à l’activité judiciaire, puisqu’elles y sont sans cesse entremêlées dans le discours. Ensuite, c’est finalement le système judiciaire qui perpétue jusqu’au bout le cycle de la violence réelle en condamnant Frank à la peine de mort. C’est là, littéralement, la violence ultime du roman, son résonnement final. Ainsi, la toute dernière page : « Pas de grâce. / Les voilà. Le Père O’Connell dit ses prières pour m’aider. Si vous êtes parvenu jusque-là, priez pour moi et pour Cora et faites que nous soyons ensemble où que ce soit. » (p. 152) La violence et l’horreur de l’acte de l’exécution se révèlent d’autant plus au lecteur que Frank lui a été rendu sympathique avant la fin du roman[19]. À partir de sa résolution d’une nouvelle vie avec Cora, celui-ci ne manifeste que de la tendresse, et son désespoir face à la mort de sa compagne pousse l’empathie du lecteur. Sa dernière phrase témoigne bien de la pureté de son nouveau caractère. Ainsi, il n’est pas seulement exécuté alors qu’il est innocent du meurtre de Cora, il est exécuté alors que son âme est enfin réellement innocente et lavée de son précédent crime. C’est ce que perçoit le lecteur, et ce qui fait du système judiciaire le dernier meurtrier du roman.

 

En bref, à toutes les étapes, c’est sous l’emprise du système américain que se joue la violence. C’est quand il entre en contact avec Cora, représentante symbolique du système capitaliste, que Frank entre en même temps dans le piège infernal de la violence. Ensuite, la violence se fait sous le signe de l’industrie américaine, pour finalement être perpétuée par les institutions judiciaires. À chaque phase, ces fonctions de l’univers social et économique des États-Unis se manifestent certes dans l’histoire, mais surtout dans des jeux plus subtils du texte, que nous avons pu repérer. On découvre alors sous la plume de James M. Cain un regard acerbe sur la société de son époque. Ce trait, il le partage d’ailleurs avec son contemporain Horace McCoy, auteur de They Shoot Horses, Don’t They ?, avec qui on le cite souvent[20]. En effet, les deux romans racontent la Californie de la Grande Dépression, et, dans les deux cas, on peut argumenter que le crime « résulte […] de la contradiction entre un rêve hollywoodien inaccessible et une exploitation matérielle écrasante[21]. » On sent même une progression entre Cain et McCoy quant au développement de leur discours critique à travers la fiction. En effet, là où Cain déguise encore la critique sociale sous couvert d’une histoire d’adultère et de crime passionnel, McCoy s’en dépouille et exploite beaucoup plus librement la dénonciation sociale. Dans tous les cas, le renouveau du roman noir apporté par des auteurs tel que James Cain annonce la formidable capacité d’adaptation que ce genre connaîtra à travers les décennies où chaque auteur, s’appropriant ou transformant les codes, proposera un regard critique sur la société qu’il observe.



BIBLIOGRAPHIE

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Snyder, Robert Lance, « Compromised Men and Aspiring Women: The Fatality of Romance in James M. Cain’s Depression-Era Novels », Texas Studies in Literature and Language, vol. 63, no 4, University of Texas Press, hiver 2021, p. 359‑380.

Tadié, Benoît, « Chapitre 4. La marque de Cain », dans Front criminel, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Hors collection », 2018, p. 115‑133.

Tadié, Benoît, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Hors collection », 2006, 248 p.




[1] Yves Reuter, « Chapitre 4. Le roman noir », dans Le Roman policier, 3e éd., Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2017, p. 72, 76.

[2] Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Hors collection », 2006, p. 128-130.

[3]Ibid., p. 22, 66.

[4] Mikhaïl Bakhtine, « Le locuteur dans le roman », dans Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1978 [1975], p. 153.

[5] Ibid., p. 154.

[6] Robert Lance Snyder, « Compromised Men and Aspiring Women: The Fatality of Romance in James M. Cain’s Depression-Era Novels », Texas Studies in Literature and Language, vol. 63, no 4, University of Texas Press, hiver 2021, p. 360-361 ; Patrick W. Shaw, « The Postman Always Rings Twice. », dans Modern American Novel of Violence, New York, SJK Publishing Industries, 2000, p. 37.

[7] James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois, trad. Sabine Berritz, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1989 [1934], p. 23. Désormais les références à cet ouvrage seront placées entre parenthèses dans le texte.

[8] Benoît Tadié, « Chapitre 4. La marque de Cain », dans Front criminel, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Hors collection », 2018, p. 120.

[9] Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), op. cit., p. 167.

[10] Idem.

[11] Mikhaïl Bakhtine, op. cit.

[12] Patrick W. Shaw, op. cit., p. 34-35.

[13] Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), op. cit., p. 66.

[14] Patrick W. Shaw, op. cit., p. 38.

[15]Ibid., p. 36.

[16] Ibid., p. 35-36.

[17] Shelby Smoak, « Tails, Gunfights, and Murder: The Role of the Automobile in the Noir Fiction of James M. Cain and Raymond Chandler », Clues: A Journal of Detection, vol. 29, no 2, McFarland & Company Publishing, automne 2011, p. 40.

[18] Patrick W. Shaw, op. cit., p. 38.

[19] John Dale, « Coming to Terms with the Murderer: Explanatory Mechanisms and Narrative Strategies in Three American Novels with Transgressive Protagonists », Canadian Review of American Studies, vol. 46, no 3, University of Toronto Press, hiver 2016, p. 306.

[20] Benoît Tadié, Front criminel, op. cit., p. 120 ; Benoît Tadié, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), op. cit., p. 89, 122, 170 ; Yves Reuter, op. cit., p. 76.

[21] Idem.