Pourquoi Lady Gaga veut-elle tellement être un cyborg?

Lady Gaga, Yoü And I, 2011

Pourquoi Lady Gaga veut-elle tellement être un cyborg?

Soumis par Anaïs Guilet le 12/03/2012

 

Les divas de la pop culture se sont emparées de l'image du cyborg. La dernière figuration en date est celle de Lady Gaga dans son clip sorti cet été Yoü and I. Elle avait déjà eu recours à la figure du cyborg dans son clip pour Paparazzi (2009) et dans la photographie mise en scène par Dave Lachapelle inspirée de Metropolis de Fritz Lang (1927).

De la même manière, Beyonce apparait en tenue robotique au BET Award en 2007 (notez la ressemblance avec le robot de Métropolis), comme Fergie au Madison Square Garden en 2010. La même année Christina Aguilera sort un album à la pochette évocatrice, intitulé Bionic.

Le cyborg est fashionable: analyse de cette figure résolument contemporaine

Comme il est souvent de rigueur, passons par l'étymologie. Le mot «cyborg» est constitué du préfixe «cyber» et de la contraction du mot organisme: «org». Cyber est extrait du mot grec Kubernêtikê (cybernétique), qui désigne initialement le «gouvernail» d’un navire puis, par métonymie, tout contrôle rétroactif de machines par les individus. La Cybernétique est la science des systèmes, l’étude des interactions entre les composantes d’un système. Par extension, cyber en est venu à désigner tout ce qui touchait de près ou de loin aux ordinateurs et à la technologie. Le premier cyborg effectif était un rat de laboratoire munit d’une pompe qui injectait des produits chimiques dans son organisme à vitesse lente et contrôlée.

La paternité du terme est attribuée à Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline (Clynes et al., 1960) qui, dans les années 60, imaginaient la création d’un homme capable de survivre dans un milieu extraterrestre. L’idée de cyborg se révèle donc liée à la recherche spatiale puis militaire, ainsi qu’à la cybernétique dont elle représente un des apports les plus importants. La première conception du cyborg correspond à une forme d’idéologie, elle est rattachée à la course pour la conquête spatiale, au contexte de guerre froide. Toutefois, il est nécessaire de resituer aussi  la naissance du cyborg dans la période de l’après deuxième-guerre mondiale et de la méfiance envers la technologie qui lui incombe. Le concept de cyborg naît au sein même de cette ambiguïté entre utopie et dystopie . Par ailleurs, c’est le mouvement dystopique du cyberpunk qui a en premier popularisé la figure du cyborg avant qu’elle ne soit reprise dans tous les médias. Chaque créature appartenant à l’imaginaire humain reflète la dynamique culturelle de ceux qui l’ont inventée et construite. Ainsi, le cyborg possède une place centrale au sein de notre imaginaire technologique contemporain.

Donna Haraway dans son Manifesto for Cyborgs: Science, Technology, and Socialist Feminism in the 80’s, emploie le cyborg comme une figure rhétorique centrale: Selon l’historienne, la figure procède d’une logique polyvalente, puisqu’elle véhicule les aspirations collectives, rassemble les espoirs et les interrogations. Dans son texte culte, Haraway donne au cyborg une dimension historique, politique et sociale, que les cyborgs de fiction abordés ici ne portaient qu’en germe. La définition du cyborg, selon Haraway, est moins la description d’un corps hybridé avec la machine que celle d’un mode de relation avec la technologie. Il s’agit avant tout de prendre conscience que les rapports entre les humains et les techniques sont inextricables. Aujourd’hui, la notion de cyborg ne se limite plus seulement à la caractérisation d’un homme physiquement augmenté par la technologie, elle est désormais moins invasive que cela tout en étant plus envahissante:

The cyborg is the interface of the organic with the technological; the technicizing of the human and the humanizing of technology, i.e. the body as both the hardware of machines and software for machines… The cyborg is partly the product of surgical implantation, where the machine and/or the simulations it generates (as in cosmetic surgery) penetrate the surface of the body. The cyborg is also the product of the daily interaction of perception/ cognition with the screen, where the body melts into the electronic images that it receives, reflects and transmits. (Fitzpatrick: 97)

Pousser cette réflexion à son terme implique que nous soyons tous, en tant qu’usagers des nouveaux médias, des cyborgs en devenir. Poser le cyborg comme nouvelle ontologie, pour provocant que cela ait été, semble aujourd’hui tout à fait pertinent. La métaphore du cyborg ne constitue pas pour Haraway une théorie totalisante, mais plutôt une expérience: celle d’un objet transgressif. Définir notre humanité à l’heure des nouvelles technologies implique de briser les modèles identitaires traditionnels. C’est pourquoi, dans un acte radical d’interprétation, Haraway a recours à ce qu’elle appelle des créatures frontalières (boundary creature), à l’ordre duquel appartiennent, entre autres, les cyborgs et les femmes.

Partant du féminisme d’Haraway, nous pouvons faire l'observation suivante: les grandes figures médiatiques de cyborg sont des hommes:  RoboCop et Darth Vader, en tête . Super Jaimie (la version fille de Steve Austin, The 6 Million Dollar Man ) faisant sans doute exception pour confirmer la règle. Il est temps alors de boucler la boucle: des femmes, des cyborgs, ajoutez y un soupçon de musique pop et la question émerge: Lady Gaga, Beyonce, Fergie & co. seraient-elles les héritières d'Haraway? Rien n'est moins certain.

Si, dans la continuité des propositions de Michel Foucault et, à sa suite, d’Harraway, leurs corps sont bel et bien des lieux de pouvoir, leurs propensions à en faire des objets marketing les éloigne résolument des théories de nos deux philosophes. Leur volonté d’incarner un certain féminisme à travers leur cyborgisation ne passe pas le test des apparences.

Beyonce dans son dernier clip a beau s’époumoner: Who run the world? GIRLS, le grand capital et les portes-jarretelles ne sauraient vraiment convaincre. Chez les divas de la pop, le cyborg est toujours perçu comme un objet transgressif, mais qui, paradoxalement, est complètement popularisé. L'effet de mode émousse l'aspect subversif du cyborg en même temps qu’il confirme sa primauté culturelle. Le manifeste cyborg de Donna Haraway appelle à la libération de toutes les oppositions (nature/culture, corps/esprit, mâle/femelle, civilisé/primitif, réalité/apparence, actif/passif, vrai/faux, etc.) et de toute hiérarchie, principalement celle des sexes. La revendication du Girl Power par les pop stars et leur déballage de féminité poussée à l’extrême, n’est pas de l’ordre de l’abolition de ces dichotomies!

Alors, oui, Lady Gaga aimerait beaucoup être un cyborg. Oui, elle aimerait sans doute être extraordinaire, un peu plus qu’humaine, presque une déesse. Elle aimerait aussi qu’on la croit féministe, parce qu’elle incarne une femme libérée des carcans moraux patriarcaux (ce qui, chacun le sait, n’est pas si facile). Mais, sous prétexte de libération, c’est plutôt une réification du corps qui s’offre à nos yeux, un corps intégralement sexualisé, rendu primitif, bien loin de la symbolique progressiste du cyborg... De la viande, dirions-nous, si nous n’étions pas certains qu’elle s’en fasse une robe.

 

Ce texte est un extrait de l’article d’Anaïs Guilet: Pourquoi Lady Gaga veut-elle tellement être un cyborg?  Le cyborg: figure des relations entre l’homme, (la femme) et la machine paru dans son intégralité sur Strabic   (strabic.fr), le 4 Octobre 2011.

 

Bibliographie

BRETON Philippe, À l’image de l’homme. Du golem aux créatures virtuelles, Seuil, Paris, 1996
CLYNES Manfred E. et Nathan S. Kline, «Cyborgs and Space», Astronautics, Septembre 1960
DYENS Ollivier, Chair et métal: Évolution de l’homme: la technologie prend le relais, VLB éditeurs, Montréal, 2000.
FITZPATRICK, Tony, «Social Policy for Cyborgs», Body & Society, 5 (1), 1999
GRENVILLE Bruce, The Uncanny: Experiments in Cyborg Culture, Arsenal Pulp Press, Vancouver art gallery, 2002.
HABLES GRAY Chris (ed), The Cyborg Handbook, Routledge, New York et Londres, 1995.
HARAWAY Donna , «Manifesto for Cyborgs: Science, Technology, and Socialist Feminism in the 80’s», Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, Routledge, New York, 1991.