Lez Spread The Word: lesbianismes graphiques

Lez Spread The Word: lesbianismes graphiques

Soumis par Shan An Morin le 20/05/2014
Institution: 
Catégories: Erotisme

 

La communauté lesbienne gaie bisexuelle trans –genre et sexuelle– ou queer (ci-dessous LGBTQ) vit depuis toujours en marge de la société, en quête de reconnaissance et d’intégration. On peut faire un parallèle avec le parcours de la bande dessinée en tant qu’art. Neuvième et avant-dernier art, la bande dessinée ne fut considérée comme telle que plusieurs décennies après sa réelle naissance. En effet, elle est intégrée à la classification officielle des arts seulement à la fin du XXe siècle alors qu’on peut situer son apparition vers les années 1830 avec Rudolf Töpffer1, presque en même temps que le cinéma. Aux États-Unis, ces deux médiums deviennent rapidement des arts de masse parce qu’ils sont adaptés à la diversité de la population américaine. Aujourd’hui, le cinéma fait partie de la vie de presque tout le monde alors que la bande dessinée reste méconnue et rejoint un public encore restreint. La BD2 est en quelque sorte un médium marginal qui, tout comme le mouvement LGBTQ, se bat toujours pour être reconnu.

Cette analyse critique propose de comparer entres elles Fun Home: une tragicomédie familiale3 et The Essential Dykes to Watch Out For4 d’Alison Bechdel, Le bleu est une couleur chaude5 de Julie Maroh, et On Loving Women6 de Diane Obonsawin. Ces quatre bandes dessinées ont en commun qu’elles mettent en vedette des personnages principaux lesbiens. Chacune de ces œuvres traite de l’homosexualité féminine à sa façon bien que certains éléments leur soient communs. Elles donnent à voir différentes images de la lesbienne, mais aussi de son environnement, de ses relations, bref de son univers. En dehors de la fiction, le mouvement LGBTQ est souvent abordé en relation avec la théorie du genre. Les bandes dessinées dont il est fait mention plus haut ne dérogent pas à cette habitude. Dans cet ordre d’idée, nous verrons comment ces auteures ont choisi de représenter l’homosexualité féminine dans leur BD en tenant compte de l’impact social que cela implique.

 

Les œuvres et leur aspect lesbien, en bref

Fun Home: une tragicomédie familiale est l’autobiographie d’Alison Bechdel. Parue en version originale en 2006, la bande dessinée aborde entre autres l’enfance, l’adolescence, la relation père-fille, le coming out lesbien, l’homosexualité refoulée et le présumé suicide du père de l’auteure. Le récit, situé dans les années 60-70, est non linéaire et récursif, parsemé des commentaires de la protagoniste. Reconnu mondialement dans le domaine de la bande dessinée, Fun Home7 est le livre qui a permis à Alison Bechdel de briller sur une scène plus internationale. Il a fait partie de la sélection officielle du prestigieux Festival d’Angoulême en 2007, en plus d’être le sujet d’éloges de la critique et un succès commercial retentissant. L’histoire de Bechdel ne tourne pas entièrement autour de son coming out et de son identité lesbienne, mais reste une trame importante et significative de son récit.

The Essential Dykes to Watch Out For, également d’Alison Bechdel, est une compilation d’épisodes du comic strip Dykes to Watch Out For, originalement paru entre 1983 et 2008. Avant de publier Fun Home, l’auteure a dessiné et scénarisé ce strip, publié et traduit dans une multitude de langues et de journaux. The Essential DTWOF8 est une sélection d’histoires qui relatent «[…] the lives, loves and politics of a cast of characters, most of them lesbians, living in a midsize American city that may or may not be Minneapolis»9. L’auteure n’en fait pas mention, mais à la lumière de sa lecture, il semble juste de dire que les évènements se déroulent dans les environs des années de publication des strips originaux.

Le bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh, est une bande dessinée française parue en 2010. Elle raconte l’histoire d’amour compliquée et interdite entre Clémentine et Emma. Elle met de l’avant la difficulté d’acceptation de l’homosexualité –pas que féminine– au tournant du XXIe siècle dans un contexte social à la fois adulte et adolescent, puisque Clémentine commence à se questionner sur son orientation sexuelle alors qu’elle est au lycée, mais que l’histoire montre aussi sa vie adulte, jusqu’à sa mort. Également prisée dans les festivals de bandes dessinées reconnus, Le bleu est une couleur chaude a récemment fait l’objet d’un regain d’attention médiatique en raison de son adaptation cinématographique La vie d’Adèle: Chapitre 1 & 2, d’Abdellatif Kechiche, qui a gagné la palme d’or à Cannes en 2013.

On Loving Women de Diane Obomsawin est un recueil de courtes histoires sur le coming out lesbien qui vient tout juste de sortir en février 2014. On y retrouve dix récits mettant en scène des femmes qui vivent leur premier amour avec une autre femme, et leur premier questionnement à propos de leur orientation sexuelle. Dans son livre, Obomsawin y raconte sa propre anecdote et celles d’amies et de connaissances dont elle a recueilli les témoignages.

 

L’approche par le genre formel

L’une des différences principales entre les quatre œuvres est le genre formel sous lequel elles livrent leur représentation de la femme homosexuelle. Fun Home étant une autobiographie rétrospective de la vie de son auteure, c’est Alison Bechdel elle-même qui y tient le «rôle» de la lesbienne. L’image qui nous est offerte est donc celle d’une lesbienne en apprivoisement de soi, vue par cette même lesbienne confirmée, quelque trente ans plus tard. Pourtant, dans l’ensemble de la BD, il s’en dégage que l’orientation sexuelle de l’auteure est évoquée principalement parce qu’elle constitue un lien entre Bechdel et son père, et non pas par désir de mettre la lesbienne en lumière. C’est tout le contraire de Dykes to Watch Out For  qui suit le quotidien mouvementé d’un groupe de lesbiennes. Sorte de téléréalité fictive sous forme de comic stripsThe Essential DTWOF offre une vue globale de l’univers de la communauté LGBTQ, mettant évidemment l’accent sur ces femmes qui aiment les femmes. Ce qui est hautement intéressant dans cette autre œuvre de Bechdel, est qu’elle nous donne à voir un univers beaucoup plus large entourant la lesbienne, permettant aux non-initiés de s’en faire une idée probablement plus juste.

Pour sa part, On Loving Women serait plus de l’ordre de l’anecdotique, mélangeant autobiographie et biographie. Comme le recueil d’Obomsawin se concentre sur la découverte du lesbianisme de ses personnages, la représentation de la lesbienne y est multiple, puisqu’on y met en scène des femmes qui prennent seulement conscience de leur orientation sexuelle, et d’autres chez qui elle est affirmée. Or, quiconque hésite n’agit pas, ne renvoie pas la même image, et n’affiche pas la même attitude que quelqu’un qui sait ce qu’il veut. Les lesbiennes ne sont pas différentes sur ce point.

Dernière, mais non la moindre, Le bleu est une couleur chaude partage au moins un point commun avec les trois autres. Elle relate un seul récit pas tout à fait linéaire comme c’est le cas de Fun Home, mais reste de l’ordre de l’imagination comme dans The Essential DTWOF, bien que le degré de fiction n’y soit pas le même. En effet, la bande dessinée de Julie Maroh est un récit de pure fiction. L’auteure se défend d’ailleurs de toute étiquette autobiographique que plusieurs sont portés à coller sur son histoire. Pour finir, Le bleu est une couleur chaude met en scène une lesbienne bien assumée (Emma) et une autre qui se découvre (Clémentine), mettant en contraste deux représentations bien différentes de femme homosexuelle, comme c’est le cas dans On Loving Women.

 

L’image de la lesbienne d’un point de vue graphique

Outre les différences de style qu’il serait plus ou moins pertinent d’aborder ici, la différence graphique majeure entre les trois auteures réside dans le choix de représentation des personnages. Là où Alison Bechdel (tant dans Fun Home que dans The Essential DTWOF) et Julie Maroh ont décidé d’y aller avec des dessins relativement simples, non pas surchargés, mais réalistes, Diane Obomsawin nous présente ses anecdotes sous un registre animalier à l’esthétique minimaliste. Ses personnages au physique de souris, chevaux, hiboux et autres créatures du règne animal, sont tout en longueur, leur donnant une allure élastique plutôt cocasse. Ce choix, bien qu’il soit dans son cas en partie stylistique, permet à la bédéiste de créer une distance entre l’histoire rapportée et la réalité. À ce sujet, l’auteur explique que «[ç]a adoucit l’histoire qui peut être un peu triste parce que beaucoup de vécus viennent avec la douleur»10. En effet, même si la majorité des anecdotes de On Loving Women comporte un aspect humoristique et semblent libératrices pour leur protagoniste, elles ne se terminent pas toutes sur une bonne note. Le coming out n’entraine pas que de la joie… Malgré cela, l’ensemble du recueil est parsemé de dessins rigolos qui donnent un ton somme toute agréable à l’œuvre. En page trois de «Maxime’s Story», par exemple, Maxime est dessinée avec des lignes brisées, frappée sur la tête par un poêlon géant en concordance avec la narration: «I was in a state of shock», surenchérie par l’onomatopée «BONK». Un peu plus loin, en page deux de «Sasha’s Story», Sasha est dessinée avec des yeux immenses qui représentent son désir et son attirance pour une femme.

Le graphisme d’Obomsawin apporte un autre avantage au récit: il en facilite l’identification. Bien qu’On Loving Women traite de thématiques universelles, c’est-à-dire le premier amour et la découverte du désir sexuel, il reste qu’on n’y met en scène que des femmes qui aiment d’autres femmes, ce qui est évidemment le cas d’une minorité de personnes. Toutefois, le physique animal, allié avec le style allongé et l’humour simple, mais efficace de la bédéiste, permet au lecteur, qu’il soit femme ou pas, lesbienne ou pas, de s’attacher aux personnages, en plus d’être porté à y mettre une part de lui-même.

À ce sujet, dans le chapitre deux de L’art invisible11, Scott McCloud explique comment un lecteur est appelé à chercher les points communs entre lui et un personnage pour s’y identifier. Il démontre que plus le dessin est simple, plus l’identification sera facile puisque la suppression de certains détails en met d’autres en valeur, soulignant la signification essentielle d’une image en l’épurant. Il en vient à la conclusion que «[…] l’identification du lecteur est une caractéristique du dessin humoristique […]»12. Les dessins d’Obomsawin ont donc tout en leur faveur pour que le lecteur s’identifie et se soucie du sort de ses personnages. De l’autre côté, le choix plus classique d’Alison Bechdel et de Julie Maroh n’en est pas moins approprié. Il a surtout comme impact de rapprocher de la réalité. L’auteure de Fun Home confie dans plusieurs entrevues que ce processus autobiographique fut une sorte de thérapie, un moyen d’accepter le passé et de vivre plus harmonieusement avec lui, ce qui est d’ailleurs le cas de nombres de BD autobiographiques. On s’est tous déjà senti mieux en confiant une de ses mésaventures à quelqu’un: le principe est semblable, mais à beaucoup plus grande échelle il va s’en dire…

 

L’image de la lesbienne d’un point de vue superficiel

L’image est aussi importante dans la vraie vie qu’elle l’est dans la bande dessinée. Beaucoup pensent qu’ils peuvent cerner les autres en un simple coup d’œil. Ces personnes jugent les humains de la même façon qu’ils jugent probablement leurs livres: par leur couverture. L’image superficielle –c’est-à-dire l’habillement, le physique, l’attitude, etc.– que les gens se font de la lesbienne est pleine de stéréotypes et de préjugés. Une fille aux cheveux courts ou à la coupe excentrique et aux vêtements amples ou masculins est vite déclarée lesbienne. Pourtant, l’orientation sexuelle de quiconque n’a rien à voir avec ces apparats, mais bien avec les sentiments. Personne n’aurait l’idée de dire d’un homme qu’il est hétérosexuel parce qu’il porte un complet. Cette distinction faite, certaines lesbiennes elles-mêmes propagent les préjugés dont elles souffrent.

Il faut aussi dire qu’ils représentent une réalité avec laquelle elles doivent vivre au quotidien. «A hundred footer», par exemple, est une expression anglophone qui désigne une femme dont on peut deviner son homosexualité à cent pieds à la ronde. Le sens de cette expression se fonde essentiellement sur l’image, car c’est bien tout ce qu’on peut cerner d’une personne à pareille distance. En dehors de la communauté lesbienne, bien peu la connaissent ou l’utilisent. Bien qu’elle ne soit pas employée mots pour mots dans Le bleu est une couleur chaude, un exemple poignant de sa mise en pratique s’y retrouve lorsqu’Emma vient chercher Clémentine à la sortie du lycée. «Hé, vous avez vu cette fille là-bas?» «Avec des cheveux pareils [Emma a les cheveux mi-courts, teints en bleu] il faut être aveugle pour ne pas la remarquer!» «Elle vient recruter pour la gaie pride ou quoi?!»13. Dans l’espace d’une seule planche, Maroh montre le dédain des camarades de classe homophobes de Clémentine, la honte et le malaise de cette dernière à être perçue comme une lesbienne, ainsi que le préjugé stéréotypé qui entoure Emma. En plus de sa coupe de cheveux, Emma porte des pantalons amples, et parfois une cravate et une casquette. Plus loin, à l’occasion de la marche de la fierté homosexuelle, elle est dessinée main dans la main avec sa copine Sabine, dont les cheveux à ras le crâne la rendent encore plus masculine qu’elle14. Toutefois, dans cette même case, on peut remarquer qu’une fille, dont on ne voit pas le visage, porte une jupe.

Les pages précédentes15 présentent également une diversité de femmes, d’hommes et de trans de tous âges, couleurs, formes, styles, regroupés pour l’évènement. Bien qu’ils n’en soient pas exempts, Fun Home et On Loving Women contiennent moins de représentation superficielle physique de la lesbienne; Fun Home de par la relation père-fille sur laquelle est centrée l’histoire plutôt que sur l’orientation sexuelle d’Alison Bechdel, et On Lovin Women de par la transformation animale de ses protagonistes (bien que M-H’s Story fasse beaucoup allusion à la garde-robe de M-H, en lien avec sa crise d’identité sexuelle).

Au contraire, The Essential DTWOF offre une panoplie de personnages qui se prêtent facilement à l’exercice. Dans tout le livre, on compte environ une douzaine de lesbiennes récurrentes. Les principales sur lesquelles nous porterons notre attention sont Mo (Monica), Lois, Ginger, Clarice et Toni (Antonia), qui font toutes leur apparition au début de la série. Si on se concentre sur les cheveux (qui, allez savoir pourquoi, semble être une des premières caractéristiques physiques indicatrices de l’orientation sexuelle d’une lesbienne), on remarque que toutes nos demoiselles les portent court, ou presque. Lois a une coupe en brosse, style militaire; Ginger un afro court; Clarice un afro mi-long; Toni une coupe aux couettes inégales mi-longue et Mo, personnage central, les porte courts, avec une version allongée de la houppette de Tintin. En ce qui concerne le style vestimentaire, on ne peut pas dire que nos héroïnes aient des tenues très féminines. En effet, à travers les chemises non ajustées, les vestons, les t-shirts de baseball, les camisoles à bretelles larges et parfois même les nœuds papillon, il n’y a pas beaucoup de place pour les souliers à talons hauts et les robes cocktail.

 

L’homosexualité, trouble dans le genre?

Dans la vie comme dans la fiction, la question du lesbianisme est rarement évoquée sans soulever la notion de genre. Pour faire court, le genre est une donnée de performance sociale, une construction culturelle. Il se traduit par le comportement auquel la société s’attend de chacun de nous, se basant sur notre sexe (donnée biologique). Donc, dans un monde hétéronormatif idéal, le féminin s’accorde aux femmes tandis que le masculin s’accorde aux hommes. Une des raisons pour laquelle les notions de genre et d’homosexualité sont abordées de paire est évidemment parce que selon la norme hétérosexuelle, les femmes couchent avec les hommes et vice versa. Une femme qui désire sexuellement une autre femme franchit alors une limite mise en place par le genre. Le même raisonnement s’applique lorsque les préjugés font dire de telle ou telle autre femme qu’elle est lesbienne parce qu’elle s’habille d’une manière qui est jugée «masculine». Étrangement (ou peut-être pas tant que ça), les portraits tracés par Alison Bechdel dans The Essential DTWOF  tendent à donner raison à ces préjugés. D’ailleurs, même le titre de sa série en est teinté, «Dykes» étant un terme d’argot anglophone pour désigner les lesbiennes masculines. Pourquoi? Peut-être par ce qu’il y réside somme toute une part de vérité.

Toutefois, il est important de noter que d’autres personnages (bien que minoritaires), sur lesquels nous n’avons pas eu le loisir de nous pencher, infirment plutôt lesdits préjugés. Dans le même ordre d’idée, mais d’un point de vue qui dépasse l’image superficielle, nous avons évoqué plus tôt le souci de Julie Maroh de représenter une palette de personnages LGBTQ à l’apparence diversifiée. Cette préoccupation est importante d’un point de vue social, mais elle l’est aussi dans la mesure où son récit pose des questionnements à propos de la conformité du genre. Lorsque Clémentine commence à ressentir de l’attirance pour Emma, elle tente de la refouler, notamment en sortant avec Thomas. Elle ne comprend pas pourquoi elle se sent de la sorte et tente de taire son désir en se rappelant: «Je suis une fille et une fille, ça sort avec des garçons»16. Pourtant, Clémentine n’est pas dépeinte comme une fille réellement masculine (que ce soit de caractère ou même physiquement) ce qui n’est pas non plus le cas d’Emma, quoique cette dernière soit parfois plus ambiguë dans son habillement. On sent toutefois qu’à ce moment, le manque de souplesse de Clémentine par rapport aux normes qui entourent la notion de genre constitue pour elle une barrière qui l’empêche de réfléchir plus ouvertement et plus profondément à son questionnement. Ultimement, cette barrière l’empêche même pendant un temps d’accepter ce qui fait partie d’elle: «Je sais ce que je veux, mais l’assumer est une toute autre chose»17. Poussant encore plus l’idée, «M-H’s Story» dans On Loving Women, met en scène une femme qui prend conscience de son homosexualité pour la première fois alors qu’elle enfile un smoking: «I put on the tuxedo and I felt a little shock […] I went out like that, in a strange state of mind»18. «In the tux, I found myself looking at girls. It was like I had a small personality change»19. Dans ce cas-ci, le morceau de vêtement masculin marque réellement la prise de conscience du personnage. Il ne s’agit pas alors de s’habiller en homme pour exprimer quelque chose, mais bien de s’apercevoir de son orientation sexuelle par le biais de l’objet masculin. Obomsawin présente là un réel questionnement par rapport au genre puisque le lesbianisme de M-H est révélé par une forme de travestissement en homme.

Somme toute, l’exemple le plus probant de trouble dans le genre se retrouve dans Fun Home lorsque Bruce Bechdel se confie à sa fille.  Même la mise en page des planches pointe l’importance de ce moment. C’est effectivement le seul endroit où une double page est formée de douze cases carrées disposées en quatre rangées de trois. Bruce semble tenter d’expliquer maladroitement son homosexualité à Alison: «Quand j’étais petit, je voulais être une fille. Je portais des habits de filles»20. Alison lui répond alors par l’opposée: «Je voulais être un garçon. Je portais des habits de garçons!»20 Or, plus tôt, Alison émet l’hypothèse que son coming out en tant que lesbienne est peut-être la raison du suicide de son père, qu’elle juge déguisé en accident. Mais cette révélation est accompagnée par une autre, encore plus choquante, celle de l’homosexualité cachée de son père. Elle y voit pour le moins «une relation de cause à effet»21. Au moment de la conversation dans l’auto, nous sommes déjà au courant des coming out respectifs des personnages. On peut alors réellement se questionner sur le fondement de leur orientation sexuelle. Ne serait-ce pas plutôt leur identité sexuelle qui est en cause? Plus tôt dans le récit, l’auteure atteste que son père et elle étaient «[…] des inversions l’un de l’autre. Alors que j’essayais de compenser son manque de virilité… … il tentait d’exprimer sa part féminine à travers moi»22, pour ensuite faire l’éloge de la beauté masculine qu’ils désiraient tous les deux de manière bien différente23. Alison la désirait pour elle même, alors que son père la désirait chez les autres.

Au final, lorsqu’on s’attarde sur chacune de ces quatre bandes dessinées, on se rend vite compte qu’elles traitent de bien plus que d’homosexualité féminine. Elles mettent certes en lumière des préoccupations qui touchent principalement la communauté lesbienne en plus de les mettre en scène, mais leurs préoccupations s’étendent bien au-delà. En effet, on y parle d’homosexualité, mais pas strictement féminine: Le bleu est une couleur chaude présente un personnage masculin homosexuel (Valentin, l’ami de Clémentine), l’homosexualité refoulée du père d’Alison Bechdel est une thématique importante de Fun Home, Carlos est gai dans The Essential DTWOF, etc. On y traite aussi d’aspect que l’on pourrait qualifier de queerThe Essential DTWOF comporte un personnage transsexuel et un autre bisexuel, par exemple, alors qu’on pourrait voir le lesbianisme de Clémentine plutôt sous l’œil de la fluidité sexuelle puisqu’elle trompe Emma avec Antoine, un collègue de travail. Il y en a de toute évidence pour tous les goûts LGBTQ, sans non plus laisser les lecteurs hétérosexuels dans le néant, car après tout, on y développe des thématiques universelles telles que l’amour, les questionnements du passage de l’adolescence à l’adulte, la quête identitaire, l’éveil du désir et de la sexualité, et bien plus encore. En terminant, il semble impossible de ne pas ajouter quelques mots sur la vision de la lesbienne d’un point de vue social chez Bechdel et Maroh. En effet, les femmes homosexuelles de leurs bandes dessinées sont pour la plupart dépeintes comme des féministes très engagées et politiques. Dans Fun Home, par exemple, Alison Bechdel établit un lien très fort entre son «féminisme naissant»24 et son «éveil sexuel et politique»25. Il suffit de jeter un coup d’œil aux biographies fictives sur le site internet26 de DTWOF pour comprendre que Mo et ses amies sont hautement politisées. Cette réplique de Mo fait aussi son bout de chemin: «A lesbian’s job is to change the world, not diapers!»27. Maroh, pour sa part, met de l’avant la gay pride en plus de l’importance sociale qu’Emma accorde à son orientation sexuelle: «Pour Emma, sa sexualité est un bien vers les autres. Un bien social et politique. […]»28. Appartenir à la communauté lesbienne, et par le fait même à la communauté LGBTQ, c’est inévitablement être en marge de la société hétéronormative. Pourtant, il semble légitime de se demander: quand est-ce qu’une orientation/identité sexuelle devient une affirmation politique?

 

Bibliographie

Bechdel, Alison, Fun Home: une tragicomédie familiale, Paris, Édition Denoël, 2013, 236 p.

Bechdel, Alison, The Essential Dykes to Watch Out For, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2008, 392 p.

Butler, Judith, Trouble dans le genre, Paris, La découverte, 2007, 284 p.

Fresnault-Deruelle, Pierre, La bande dessinée, Paris, Armand Colin, 2009, 112 p.

Maroh, Julie, Le bleu est une couleur chaude, Grenoble, Glénat, 2013, 156 p.

Obomsawin, Diane, On Loving Women, Montréal, Drawn and Quaterly, 2014.

 

Webographie

Wow LGTB, «J’aime les femmes», (page consultée le 10 avril 2014), [En ligne], adresse URL: http://wow-lgbt.com/blog/2014/02/16/jaime-les-femmes/

Lez Spread The Word, (page consultée le 8 avril 2014), [En ligne], adresse URL: http://lezspreadtheword.com

After Ellen, «Julie Maroh on creating “Blue is the Warmest Color”», (page consultée le 12 avril 2014) [En ligne] adresse URL: http://www.afterellen.com/julie-maroh-on-writing-blue-is-the-warmest-col...

Le nouvel Observateur, «Alison Bechdel: la BD se met à la "théorie du genre"», (page consultée le 9 avril 2014) [En ligne], adresse URL: http://bibliobs.nouvelobs.com/angouleme-2014/20140131.OBS4605/alison-bec...

Les Inrocks, «Alison Bechdel, auteur de BD: “Nos parents peuvent nous rabaisser et nous réprimer”», (page consultée le 14 avril 2014) [En ligne], adresse URL: http://www.lesinrocks.com/2014/02/21/actualite/societe/alison-bechdel-no...

Dykes to Watch Out For, Cast Biographies, (page consultée le 17 avril 2014), [En ligne], adresse URL: http://dykestowatchoutfor.com/cast-biographies

 

  • 1. Pierre Fresnault-Deruelle, La bande dessinée, Paris, Armand Colin, 2009, p. 10.
  • 2. L’abréviation «BD» sera parfois utilisée comme synonyme de «bande dessinée» pour alléger le texte.
  • 3. Alison Bechdel, Fun Home: une tragicomédie familiale, Paris, Édition Denoël, 2013, 236 p.
  • 4. Alison Bechdel, The Essential Dykes to Watch Out For, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2008, 392 p.
  • 5. Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, Grenoble, Glénat, 2013, 156 p.
  • 6. Diane Obomsawin, On Loving Women, Montréal, Drawn and Quaterly, 2014. 
  • 7. Afin d’alléger le texte, la BD autobiographique de Bechdel sera dorénavant évoquée avec son titre sans son sous-titre.
  • 8. Afin d’alléger le texte, l’abréviation «DTWOF» sera parfois utilisée pour désigner la série de strips Dykes to Watch Out For.
  • 9. Alison Bechdel, The Essential Dykes to Watch Out Forop. cit., extrait de résumé en deuxième de couverture de la jaquette.
  • 10. Wow LGTB, «J’aime les femmes», (page consultée le 10 avril 2014), [En ligne], adresse URL: http://wow-lgbt.com/blog/2014/02/16/jaime-les-femmes/
  • 11. Scott McCloud, L’art invisible: comprendre la bande dessinée, chapitre 2 «Le vocabulaire de la bande dessinée», Paris, Delcourt, 2007, p. 32 à 67.
  • 12. Ibid., p. 50.
  • 13. Julie Maroh, op. cit., p. 53.
  • 14. Ibid., p. 70.
  • 15. Ibid., p. 68-69.
  • 16. Julie Maroh, op. cit., p. 20.
  • 17. Ibid., p. 101.
  • 18. Diane Obonsawin, op. cit., «M-H’s Story», p. 1
  • 19. Ibid., p. 2.
  • 20. a. b. Alison Bechdel, Fun Homeop. cit., p. 225.
  • 21. Ibid., p. 63.
  • 22. Ibid., p. 102.
  • 23. Ibid., p. 103.
  • 24. Alison Bechdel, Fun Homeop. cit., p.85.
  • 25. Idem.
  • 26. Dykes to Watch Out For, Cast Biographies, (page consultée le 17 avril 2014), [En ligne], adresse URL: http://dykestowatchoutfor.com/cast-biographies
  • 27. Alison Bechdel, The Essential Dykes to Watch Out Forop. cit., p. 79.
  • 28. Julie Maroh, op. cit., p. 131.