Batman, le chevalier obscur
Héritier de l'archétype du Justicier masqué qui articulait le roman populaire du XIXe siècle jusqu'aux pulps dont il est contemporain, Batman incarne la face sombre du super-héroïsme américain. Puisant dans l'iconographie symbolique du Mal pour terroriser les criminels, le héros fera corps avec cette chauve-souris qui est son enseigne guerrière (devenue logotype du Bat-signal) et dont le Bat-suit épouse les formes. Contrairement à Superman dont il est l'envers structurel et à qui l'uniront diverses alliances, il est animé par le cycle girardien de la violence, qu'il ne peut arrêter par la mise à mort d'un bouc émissaire innocent.
Être double et tragique, il représente l'envers du rêve américain dont Bruce Wayne est l'aboutissement parodique, la part maudite dont la société foncièrement corrompue de Gotham city, protagoniste autant que lui de la saga et contemporaine des villes pourries du hard-boiled, a besoin pour ne pas sombrer dans une anomie sans rémission.
Humain, trop humain, il n'aura pour se mesurer à la noirceur de cette ville que son immense fortune, son incroyable intelligence (à l'instar de Sherlock Holmes il restera «The World's Greatest Detective»), sa force physique chèrement acquise (les annonces de body-building jalonnaient à juste titre ses premières aventures) et surtout sa symbiose avec la technologie dont il est, au moment où naît la science-fiction, le chantre super-héroïque. Héritière de la fonction magique de l'imaginaire tripartite indo-européen, la techné prendra la triple forme épique du costume (le Batbelt héritier des ceintures mythologiques), du refuge (la Batcave de tous les possibles) et du véhicule (la Batmobile étant le fantasme ultime de l'âge de l'automobile).
Défini, comme son envers prosaïque Dick Tracy qu'il relègue vite à l'oubli, par la galerie inquiétante de ses ennemis, êtres monstrueux dont l'onomastique dit toute la noirceur (le Pingouin, le Sphinx, le Chapelier fou, l'Épouvantail, Deadshot, Killer Moth, Mr Freeze, Poison Ivy, etc.) le héros devient prétexte à une incroyable Comédie inhumaine. Au sommet de cette épopée du Mal, le Joker, clown cruel et sadique qui devient sa némésis, du fait même qu'il est son envers maléfique (et peut être son semblable fraternel). Mais contrairement à ses confrères solaires, Batman restera hanté par ces figures à qui l'unissent des souterraines connivences, de Double-Face à Ra's al Ghul en passant par la grande tentation érotique de Catwoman.
Au fur et à mesure des 74 ans de son existence, ce grand mythe fondateur de la violence américaine dont il illustre le «complexe du loup-garou» (Dennis Duclos) survivra à toutes les déchéances, des accusations d'homosexualité dans les fifties au camp télévisuel des sixties et de la désaffection lectrice des années reaganiennes au crépuscule des superhéros dont il sera le symbole dans les séries alternatives (The Dark Knight Returns, Batman: The Killing Joke, Batman, la relève, etc). Coup après coup, il renaît sans cesse de ses cendres et vient trouver une seconde jeunesse dans le cinéma, axé sur la bivalence mythique du héros gothique: le délire fantasmagorique de Tim Burton laissant la place à la trilogie noire de Nolan.
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When is a man a city?
When it’s Batman or when it’s Gotham.
I’d take either answer.
The Riddler
Batman: Then why do you want to kill me?
The Joker: I don't, I don't want to kill you! What would I do without you? Go back to ripping off mob dealers? No, no, NO! No. You... you... complete me. (Christopher Nolan,The Dark Knight, 2008)
Ce texte est le premier d'une suite d'articles consacrés à au chevalier noir.
Que Batman puisse être considéré comme un personnage romanesque, cela semble concevable. Que Batman puisse être traité en psychologie clinique comme un cas pathologique classique passe encore. Mais que Batman puisse être traité dans une analyse conceptuelle, voilà ce qui semble très discutable et pour ainsi dire, ridicule.
«Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous?» (Ernest Renan)
Pour évoquer le personnage de Batman, qui pourrait constituer une image d’Epinal du vigilante et du justicier masqué dans l’imaginaire collectif, il faut rappeler que sa carrière est longue et s’exprime sur des supports variés. Héros de comics books avant tout, il fut depuis sa création par Bob Kane et Bill Finger en 1939 décliné sur tous les supports: télévision, cinéma, romans, jeux vidéo et de multiples produits dérivés. Ainsi, lorsque le premier long-métrage éponyme de Tim Burton voit le jour en 1989, c’est un personnage déjà connu depuis de nombreuses années qui prend vie pour le grand public, reprenant un personnage porté à l’écran à de nombreuses reprises auparavant.
Au fil des productions, tout concourt à rendre de plus en plus ambiguë la relation entre Batman et Joker. Si l'on a beaucoup associé l'homoérotisme au couple Batman/Robin, le lien d'amour-haine qui relie le héros au vilain a été explicité par exemple dans The Dark Knight Returns lorsque le Joker appelle son rival «Darling» à nombreuses reprises.
«Most repulsive of all, are its frail and useless notions of order and sanity. If too much weight is placed upon them... How does it live, I hear you ask? How does this poor, pathetic specimen survive in today's harsh and irrational world? The sad answer is ''not very well.'' Faced with the inescapable fact that human existence is mad, random and pointless, one in eight of them crack up and go stark slavering buggo! Who can blame them? In a world as psychotic as this... any other response would be crazy!»
Dans une des bandes annonces du film The Dark Knight Rises, les images étaient entrecoupées d’un écran noir duquel ressortaient les mots «espoir brisé», «foi perdue», «tout va s’embraser». Une bande annonce qui évoque l’aspect sombre, voire pessimiste, du dernier film constituant la récente trilogie de Batman au cinéma. Après avoir pris sa retraite entre le premier et le deuxième volet, le chevalier noir se contraint à revenir pour sauver Gotham City de la destruction.
Il est relativement aisé de distinguer l’amateur ordinaire (casual fan) de Batman du mordu (hardcore fan). Il suffit de lui demander son opinion du personnage de Robin. Alors que l’amateur ira d’une moue de dégoût éloquente, le mordu vous demandera: «lequel parmi les cinq Robin?» Peu de personnages des comics books de superhéros américains ont été aussi négligés que Robin dans leurs représentations dans les médias de masse (télévision et cinéma). Par conséquent, la figure de Robin reste sans doute une des plus controversées de l’univers de DC Comics.
Plus que toute autre forme de bande dessinée, le comic-book possède certains mécanismes narratifs qui lui sont absolument propres et qui offrent de surprenantes possibilités d’exploration conceptuelle. Les contingences mercantiles inhérentes au format sont littéralement responsables de plusieurs de ces fabuleuses explorations. Ainsi un personnage comme Batman, qui existe depuis 1939, ayant été réécrit au moins une fois tous les mois depuis sa création, et ce, au strict minimum, est le fruit d’une véritable œuvre collective en constante évolution depuis plus d’un demi-siècle; plusieurs centaines de créateurs construisant, détruisant, reconstruisant et déconstruisant ses coordonnées mythiques.