Corps féminins et narrations: mutilations et métamorphoses dans le déploiement d’un récit horrifique métafictionnel, l’exemple de Strange Circus de Sion Sono

Corps féminins et narrations: mutilations et métamorphoses dans le déploiement d’un récit horrifique métafictionnel, l’exemple de Strange Circus de Sion Sono

Soumis par Laurence Perron le 26/01/2017

 

It’s almost like I was born on the execution stand anyway. If not, I was born to my mother as she awaited execution. I’ve been standing in for her there ever since.
-Strange Circus

Le cinéma de Sion Sono a ceci de remarquable qu’il ne se donne pas l’horreur comme fin, mais comme moyen. Ainsi, les procédés de scénarisation, de réalisation et de montage ne sont pas que des outils de monstration de l’horreur, qui est au contraire un instrument d’esthétisation qui sert à diriger l’attention du spectateur sur un contenu spécifique. D’énoncer cela revient donc à présupposer ce contenu au cinéma de Sion Sono: c’est celui-ci que nous allons nous employer à déployer dans le cas de Strange Circus (Sono, 2005). Ce long métrage de Sion Sono raconte, sur fond de fête foraine allégorique, l’histoire de Mitsuko et de la famille dysfonctionnelle dans laquelle elle est piégée. Tantôt violée par un père tout puissant, plus tard battue par une mère jadis aimante et devenue jalouse, la jeune fille tuera accidentellement sa mère au cours d’une dispute et tentera par la suite de mettre fin à ses jours sans succès, perdant alors l’usage de ses jambes. Or, si l’histoire de Mitsuko s’interrompt ici, le film continue néanmoins et effectue un bond hors de sa propre narration. C’est que l’on découvre que la tragique existence de Mitsuko n’est en fait que le récit de Taeko, une auteure mystérieuse et dérangée. Au moment de conclure sa nouvelle, Taeko est assistée par Yuji, un nouveau collaborateur chargé d’enquêter sur elle. C’est au détour de leurs activités que, progressivement, les fictions de Taeko vont venir contaminer un réel dont elles ne sont finalement pas si éloignées et dont elles représentent peut-être la trace résiduelle, le passé problématique. Car sous les masques de Taeko et de Yuji se cachent en fait une Mitsuko et une Sayuri qui vont, chacune à leur manière, rejouer le drame individuel et collectif qui les unit l’une à l’autre. Nous voulons donc, en premier lieu, aborder le film de Sono à partir de la question de l’identité et du corps féminin. Il nous importe de dégager en quoi et comment, dans Strange Circus, ce corps féminin et cette identité sont mis à mal selon différents processus d’indifférenciation, de dédoublement, de scrutation et de mutilation. Il deviendra alors possible, par la suite, de commenter davantage les choix narratifs opérés par le réalisateur. Il apparaîtra dès lors que ceux-ci sont motivés par leur objet d’énonciation et qu’ils cherchent à en épouser les contours pour mieux les cerner. C’est donc en traitant de métafiction, de fragmentation narrative, d’absence de linéarité discursive et d’arborescence diégétique que nous verrons comment la narration, à l’instar du corps féminin qu’elle met en scène, devient elle aussi victime d’une altération, d’une multiplication et d’une mise à mal qui sont révélatrices.

Le cirque auquel se livre la famille de Mitsuko porte bien son nom puisqu’il va exiger de la mère et de la fille un jeu incessant d’interversion et de mimétisme. Mitsuko le mentionne elle-même: «My mother looked just like me. I was just like my mother. My mother was just like me» (Sono, 10 min 54 s), «I am her, and she is me» (Sono, 18 min11 s), «When I lay down, I became my mother» (Sono, 18 min 16 s). L’aspect itératif, compulsif de cette assertion pointe déjà notre attention sur les activités d’absorption et de transformation qui ont lieu entre ces deux femmes qui arrivent mal à définir leurs rôles respectifs. Ici, la figure filiale et la figure maternelle sont sujettes à une dissolution qui les fait entrer en collision sous l’égide, disputée, de la figure féminine sexuelle/sexuée –qui nous renvoie déjà à l’ancestral triangle mère-vierge-prostituée. Pour mettre à jour les motivations de ces permutations, nous croyons nécessaire d’entamer notre analyse là où débute le récit lui-même: la narration, qui s’ouvre sur un extrait, en langue originale, d’À Rebours, roman décadent rédigé par J.K. Huysmans. Le passage porte sur un tableau de Gustave Moreau, qui est lui-même une représentation biblique de la décollation de saint Jean-Baptiste. Nous avons donc, en plus d’une référence à la décapitation qui traverse tout le récit, un intertexte avec l’histoire de Salomé1, une jeune fille qui, pour répondre aux exigences de la mère, ira danser pour son beau-père, le roi Hérode. Celui-ci, sous le charme, propose de réaliser l’un de ses désirs: Salomé s’empresse donc d’exiger la tête du prophète pour satisfaire à la demande maternelle. À propos de cette scène de l’Ancien Testament, René Girard écrira:

Salomé n’a pas de désir à formuler. L’être humain n’a pas de désir qui lui soit propre; les hommes sont étrangers à leurs désirs; les enfants ne savent pas que désirer et ils ont besoin qu’on le leur apprenne […]. C’est bien pourquoi Salomé […] va demander à sa mère ce qu’il convient de désirer […]. L’enfant demande à l’adulte de suppléer non à un manque qui serait le désir, mais au manque du désir lui-même. (Girard, 1982: 195-196)

C’est que René Girard suppose une dynamique du désir qui est essentiellement d’ordre imitatif: «le désir est mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le même objet que ce modèle» (Girard, 2014: 217). Le père de Mitsuko exige d’elle qu’elle remplisse des fonctions généralement réservées à sa mère en tant qu’épouse. En réponse à un désir imposé, Mitsuko se calque sur la source première de ce désir. C’est pourquoi l’actrice qui incarne Sayuri2 interprète également Mitsuko lors des scènes de viol; c’est aussi pour cela que l’image de la mère vient constamment parasiter celle de sa fille dans des scènes de contemplation spéculaire. Lorsque Mitsuko se regarde dans le miroir (c’est-à-dire au moment où elle dédouble son image), c’est la figure de la mère qui est reflétée sur la surface de verre. Un clivage du moi s’opère, un dédoublement a lieu: l’une des parties de ce moi clivé est tenue d’assumer les relations incestueuses et, pour cela, se retranche sous le masque de la mère, préservant l’autre partie de la souillure du viol. Il s’agit donc d’une tentative qui vise à sauvegarder le moi d’un effondrement identitaire puisqu’elle s’efforce de lever la contradiction inhérente aux deux rôles en les attribuant à deux personnes différentes.

Cette identification extrêmement forte est aussi enclenchée par le père, qui contraint ces deux femmes à être des objets sexuels de manière synchronique, pour le même sujet désirant, alors qu’elles ne le seraient normalement que de manière successive et distincte. C’est-à-dire que Mitsuko, en étant pénétrée par son père, cesse d’agir dans un rapport exclusivement filial avec le père et la mère: pour le premier, elle devient objet de désir, pour la seconde, elle représente la rivale, dès lors qu’elle est instituée sur le même plan sexuel. C’est pour cela que s’instigue, entre mère et fille, une agressivité dont la seconde est victime. Si la mère valorise et encourage, au début du film, la ressemblance qui l’unit à son enfant3 (Sono, 11 min 14 s et 11 min 57 s), elle va vite la rejeter avec violence à partir du moment où cette ressemblance prend des airs de substitution. Lorsque le père déguisera Mitsuko avec les apparats de Sayuri et que la fille ira s’exhiber attifée ainsi devant la mère, cette dernière deviendra folle de rage à la vue du spectacle de sa destitution. Cela est d’autant plus parlant qu’à ce moment, Sayuri prépare dans la cuisine une énorme quantité de nourriture –elle tient donc un rôle de ménagère lorsque Mitsuko lui apparaît comme la séductrice de remplacement. D’ailleurs, il n’est pas innocent de remarquer qu’avant la confrontation, la mère s’emploie à pétrir agressivement une immense masse de viande hachée (Sono, 20 min 37 s): à ce moment, nous sommes placés face à une symbolisation extrêmement forte de la violence qui est faite à la chair de ces femmes et qui est même, parfois, perpétuée par ces femmes elles-mêmes. C’est aussi le cas suite à la tentative de suicide de Mitsuko, où se succèdent de gros plans démesurés sur ses jambes brisées (Sono, 31 min 15 s), ouvertes et fouillées par les scalpels des médecins, nous donnant à voir un corps féminin servile, impuissant, scruté, contraint et modelé contre son gré. Ces deux séquences nous renvoient d’ailleurs à l’une de celles qui se déroulent en fin de récit. Pour la lire, convoquons d’abord la figure mythologique de Cronos, titan grec ayant donné son nom au temps. Un motif qui nous est familier dans Stange Circus semble s’y rattacher, soit celui de la manducation (métaphorique ou littérale) de sa propre progéniture par ses prédécesseurs. De violer sa propre fille relève en quelque sorte de la dévoration, mais aussi de la négation frénétique de sa propre finalité et du passage du temps (on se rappelle la ronde des prostituées qui vont servir de substitut à Mitsuko et qui s’adressent à Gozo en l’appelant papa). La chair infantile féminine devient littéralement objet de consommation. D’ailleurs, pour se délivrer de ce père dévorateur qui refuse d’être détrôné, Mitsuko (cachée sous les traits de Yuji) va dire à sa mère, à propos du corps paternel amputé, «That is our main dish, Mother!». C’est que, par cette assertion, Mitsuko rétablit l’ordre habituel des choses, qui a été brisé par le père, en le mangeant métaphoriquement. Les références à l’ingestion de l’autre et aux dévorations mutuelles n’en restent pas là; l’éditeur de Takeo dira par exemple à Yuji4: «She eats you up and throws you up. We all are her vomit […]. You are grade A meat for her» (Sono, 42 min 20 s). La relation à l’autre en est donc pratiquement toujours une de consomption symbolique. On retrouve cette idée dans le passage où Mitsuko, privée de ses jambes, rampe au sol (image du nourrisson qui n’a pas encore acquis son autonomie) pour se procurer du lait, qu’elle lape d’ailleurs à même le sol (Sono, 1 h 1 min 15 s). Ce faisant, elle aperçoit l’une des boucles d’oreille qui a causé le conflit mortel entre sa mère et elle. La réaction est immédiate: Mitsuko hurle, vagit «okāsan», créant une équivalence symbolique entre la mère et le bijou qui est son représentant. Or, l’une des prostituées du père va manger lascivement ce bijou devant les yeux paniqués et impuissants de Mitsuko. Elle est littéralement en train d’ingérer la mère, de l’avaler pour en priver Mitsuko.

À partir de ces procédés d’interversion identitaire, de dédoublement et d’automatisation de son propre corps, nous pouvons facilement faire appel, brièvement, aux théories de l’inquiétante étrangeté (Freud, 1985). Au-delà de la représentation circassienne et de l’usage des masques, des corps amputés, de la mécanisation de ses propres agissements, qui rappellent ce que peuvent avoir de unheimlich les automates et les poupées (crainte de ce qui semble vivant et qui pourtant ne l’est rationnellement pas), l’inceste nous apparaît lui-même comme une manifestation du double horrifiant en ce qu’il est une pulsion de reproduction du même avec le même. Cependant, l’élément unheimlich le plus probant dans Strange Circus est indubitablement la pulsion scopique. Nous sommes sans cesse confrontés, chez Sion Sono, à des personnages qui regardent et veulent être regardés, qui craignent de regarder ou de l’être, et où le désir érotique et la création du moi dépendent de la puissance phallique que revêt le regard. Déjà, c’est le visionnement de la scène primitive par Mitsuko qui va éveiller la pulsion incestueuse du père: la connaissance, comme pour Ève, va occasionner la chute édénique de la fillette. L’aspect primordial de ce rapport ambigu et versatile à la vision va être explicité et accentué par de nombreux plans rapprochés sur l’œil des personnages et des champs/contrechamps révélateurs. On se rappelle que le père de Mitsuko, lorsqu’il s’ébat avec sa femme, contraint sa fille à regarder la scène, alors qu’elle est dissimulée dans un étui à violoncelle dans lequel un trou (peep hole, un sens qu’un terme comme œil de bœuf ne rend pas tout à fait en français5) est pratiqué: il se produit alors un jeu de caméra (Sono, 11 min 46 s) qui alterne avec fulgurance des gros plans de l’œil de Mitsuko, de la scène qu’elle épie, mais aussi, et surtout, du trou lui-même, parfois filmé de l’intérieur, parfois de l’extérieur. Ces procédés filmographiques expriment à merveille la tension qui s’installe entre sujet regardant et objet regardé en tant que dynamique de pouvoir. Par exemple, au moment où Mitsuko entre dans le bureau du père, un film pornographique est projeté sur elle, illustrant parfaitement la fonction d’écran aux fantasmes paternels que doit assumer ce corps juvénile. C’est donc le père (et par lui, le regard masculin en général) qui modèle le corps de sa fille; l’étui même dans lequel il la cloître est une forme de regard prescriptif en ce qu’il choisit au corps une forme prédéfinie dans laquelle il doit s’insérer. D’autant plus qu’un étui sert généralement à ranger un instrument, ce qui relègue celui qui s’y trouve à un rôle passif objectifiant –après tout, une fois Mitsuko coincée dans son fauteuil roulant, elle cesse d’être utile au père en tant qu’objet sexuel et, désormais, plutôt que de représenter le contenu de l’étui, elle devient elle-même un étui, soit celui du secret incestueux (image qui nous renvoie à l’image du corps-vase proposée par Yuji). Cette omniprésence du regard paternel et masculin asphyxiant apparaît avec encore plus de clarté lors de la séquence où deux jeunes filles frêles poussent laborieusement une télévision immense sur laquelle figure un gros plan des yeux du père, qui regardent fixement la caméra (Sono, 13 min 47 s). L’œil dominateur est alors présenté comme un fardeau pour des femmes qui sont examinées par lui et qui par conséquent portent ce regard à la manière d’une chape patriarcale qui conditionne leur avancée et leur trajectoire.

Pour contrevenir à ce regard tyrannique et asservissant, les femmes du récit se tournent vers l’altération de leur propre corps en tant que modalité d’une prise de contrôle sur celui-ci. Contre cette fragmentation du corps par l’autre, l’individu oppose donc une nouvelle forme de mutilation qui possède quant à elle l’avantage d’être autogénérée et autogérée par le sujet mutilé/mutilant. On trouve donc là, quoiqu’on en dise de malsain (car nombreux sont aussi les actes mutilatoires malsains dans Strange Circus), une récupération de son propre corps et, surtout, une façon de faire signifier la blessure. La réunion des scarifiés anonymes le montre bien: la cicatrice est la preuve d’un «total control over (the) body [that allows us to] live like a torso» (Sono, 59 min 20 s). Cette dernière motivation du geste scarificateur rappelle d’ailleurs l’une des réflexions de Yuji: «She said after the rape she felt like she was amputated, both her arms and legs. She felt like she was nothing but a torso» (Sono, 1 h 8 min 33 s). Cette image de l’amputation préfigure déjà le sort réserve à Gozo et le sens de la vengeance opérée sur son corps, mais il nous semble encore plus primordial de relever ce qu’une telle comparaison peut signifier sur le plan symbolique si on le comprend à la manière du symptôme tel que l’envisage la psychanalyse. Pour les personnages de Sono, tout se passe comme si le trauma, parce qu’il est indicible et qu’il n’arrive pas à s’articuler dans une parole cohérente, doit se trouver néanmoins des voies de résurgences comme le corps. Le nœud traumatique vient alors marquer la chair, il inscrit, dans un langage mutilatoire, le récit d’une blessure psychique sur la peau. C’est pourquoi nous pouvons les appeler des blessures signifiantes: elles sont la manifestation rendue corporelle de la perte d’autonomie, de désintégration du moi et de contrôle de son propre devenir que provoque le viol incestueux. Taeko va même jusqu’à suggérer que son usage du fauteuil roulant n’est peut-être qu’une façon d’illustrer, d’extérioriser un état psychologique handicapant. La scarification du corps devient donc une manière paradoxale de le libérer par une douleur qui, cette fois-ci, peut faire sens. C’est d’autant plus parlant dans le cas de Yuji et de sa mammectomie. L’acte de brûler ses propres seins incarne une rébellion contre la mère, dont ils sont le représentant premier (l’allaitement est l’action nourricière par laquelle se crée le lien filial), une volonté de se séparer d’elle, alors que le récit ne cesse de les indifférencier. Ils sont aussi une négation de sa propre féminité, les seins étant la première manifestation de la puberté féminine et leur ablation, un refus catégorique de cette dernière. Lorsque Yuji montre sa poitrine scarifiée à la mère, elle s’exclame, au même moment, «I am not you! You are not me!» (Sono, 1 h 26 min 28 s). La lacération du sein est donc un moyen drastique de séparer ces deux corps qui ont été mis sur le même plan par le père. Comme dans un effet de double négativité, la mutilation du corps renverse la charge de la mutilation identitaire et permet au sujet de se construire en tant que tel.

Nous voici donc, en tant que spectateurs, confrontés à des chairs découpées, contrôlées et objectifiées, à un long métrage où pullulent les représentations d’un corps et d’une identité féminine qui sont constamment soumis à des manipulations brutales. En soulevant cette redondance de la réification du féminin, nous voulons cheminer vers un postulat en particulier. Car si une simple théâtralisation d’un corps chosifié et martyrisé peut être taxée de spectacle machiste et misogyne, il nous semble impossible d’accoler cette étiquette au travail de Sion Sono pour une raison majeure que va nous fournir la mécanique narrative. En effet, nous avons pour dessein de démontrer que les procédés énonciatifs de Strange Circus sont soumis à un traitement semblable –mutilation, ambiguïté identitaire, dédoublements– à celui que subit le moi féminin, et ce dans un objectif métafictionnel d’autoréflexivité. Pour appuyer cela, nous voulons d’abord nous pencher sur les mises en scène de cirque. Il est avant tout important de mettre l’accent sur l’aspect enchâssant de ces séquences: plutôt que d’être une narration parallèle à la diégèse classique de l’enfance de Mitsuko, elles constituent un palier narratif distinct, mais perméable et qui, surtout, englobe la première –quoiqu’elle soit à certains moments englobée par elles. Cela revient à dire que ces deux narrations racontent approximativement la même histoire et rejouent à peu près les mêmes éléments sémantiques, mais leur choisissent cependant des modalités d’incarnation. La machine diégétique, quoiqu’elle fonctionne selon deux régimes séparés, raconte peu ou prou le même récit en organisant ses signifiés selon d’autres signifiants. Il s’agit donc d’une métafiction –car le film commente son propre caractère fictif et ses pratiques de mise en récit, nous y reviendrons– et plus précisément d’une mise en abyme. Lucien Dällenbach écrit, dans Le récit spéculaire: «Organe d’un retour de l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît comme une modalité de la réflexion […]. Sa propriété essentielle consiste à faire saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre» (Dällenbach, 1977: 16). Les représentations foraines fonctionnent comme des clés de lecture, c’est-à-dire qu’elles produisent un commentaire, mais aussi une distance d’avec la fiction principale. Le cirque n’est pas davantage ni moins virtuel que le récit de Mitsuko ou que celui de Takeo, il l’est simplement de manière plus manifeste et ce, précisément dans le but de démontrer par inférence le caractère fictif de la métafiction qu’il contient (on est même tenté de dire que les représentations foraines grotesques sont moins celles qui prêtent leur nom au film que l’étrange cirque familial incestueux qui a cours dans le récit ultérieur).

Si l’on se concentre sur l’ouverture du film, on remarque déjà tous les effets de théâtralité qui sont mis en place: déguisements, masques, perruques et maquillages. Ces éléments grotesques possèdent pour fonction de nous rappeler que nous assistons à une exhibition ostentatoire qui se dénonce elle-même en tant que représentation par sa nature excessive et burlesque. Le maître de cérémonie dira d’ailleurs «Enjoy the show», et il parle sans doute moins des prestations circassiennes à venir que du récit qui va suivre. C’est donc autant au spectateur dans l’écran qu’à celui devant l’écran qu’il s’adresse: voilà survenir le métadiscours dont parle Dällenbach et qui permet à l’œuvre de commenter son propre fonctionnement en «[attribuant] à un personnage du récit l’activité même du narrateur qui le prend en charge […]» (Dällenbach: 30). L’usage de la caméra va dans ce sens: au moment où le maître de cérémonie cherche un assistant volontaire dans la salle, il finira par désigner Mitsuko. Cependant, celle-ci ne nous est pas montrée, car Sion Sono utilise une caméra subjective dont elle est le point de fuite. L’effet est fort et immédiat: le quatrième mur est brisé par l’impression que nous avons d’être celui sur lequel le maître de cérémonie a jeté son dévolu. C’est donc que nous participons activement au cirque dont il est question ici. Voilà donc le spectateur rendu complice, mais de quoi? De la décapitation réservée aux deux femmes ou de la dénonciation de cette décapitation? Car Sion Sono veut bien nous faire sentir la menace que constitue son film pour celui qui le regarde; après tout, la victime guillotinée est choisie dans l’audience dont nous faisons partie. La narration circassienne participe donc d’un effort d’abolition des niveaux diégétiques, de compromission de leurs délimitations respectives et de suscitation de l’inquiétude chez le spectateur, qui est en droit de se demander quelle est exactement sa position dans les sphères perméables de la réalité proposée par le film –évidemment, il ne s’agit pas de remettre en question notre propre réalité, mais plutôt de mesurer autrement notre impact et notre implication, en tant qu’interprétant, sur les différents paliers de fiction et vice versa.

En effet, les décapitations successives de Mitsuko et de Sayuri relèvent de l’ordre du spectacle: on nous donne donc à lire la mise à mort du sujet féminin en tant que performance – tout ceci ne manque pas de rappeler Guy Debord, pour qui «[l]e spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images» (Debord, 1996: 10). Le spectaculaire est une mécanique d’arrangement et d’esthétisation d’un social, de ses rapports, et parfois, comme ici, de sa critique. Or, nous n’avons d’autre choix que de nous considérer comme le public à qui s’adresse cette décapitation. Ces processus nous contraignent à poser un œil critique sur le contenu que nous visionnons. Ainsi, la multiplication et la mutilation des niveaux diégétiques occupent une fonction esthétique primordiale: d’abord, elle fait de l’incertitude un élément essentiel de la réflexion, puisque nous ne sommes jamais tout à fait sûrs de la sphère fictionnelle à laquelle appartiennent les séquences; ensuite, elle remet en perspective et relativise la notion de vérité puisqu’elle empêche toute hiérarchisation qualitative de ces niveaux de réalité, nous invitant alors à questionner le contenu filmique. Mitsuko dira: «As I grew up I began to notice the traps everywhere. If you don’t figure them out, you’re dead». À partir de ce que nous avons déjà souligné, nous pouvons supposer que la narration est elle-même l’un de ces pièges, qui nous est destiné. D’ailleurs, dans les dernières minutes du film, ce n’est pas uniquement Taeko/Sayuri qui est à la merci de Yuji/Mitsuko alors que les différentes limites narratives se brouillent et perdent leur hiérarchie, mais également le spectateur. La question «Now, wich one is the dream?» (Sono, 1 h 41 min) s’adresse autant à ceux qui se trouvent dans la diégèse que ceux qui en sont exclus, et nous sommes placés face à la même impossibilité de fournir une réponse. Selon la terminologie d’Umberto Eco, Strange Circus serait un prototype idéal d’œuvre ouverte (Eco, 2015) puisqu’il fait le choix conscient de ne pas trancher sur la question de sa propre signification, n’invalidant aucune possibilité interprétative et laissant le soin au lector in fabula (Eco, 1939) de tirer ses propres conclusions. Il nous enjoint donc directement à collaborer à sa propre construction en agençant selon différents modèles ses éléments et sa structure d’ensemble. Contrairement aux femmes du récit qui sont constamment condamnées à un rôle passif de spectatrice, le film offre à son spectateur la posture inverse, celle d’un actant qui interagit et interfère avec le produit filmique qu’il visionne. La narration, en tant que perspective spécifique et singulière sur un contenu donné, est un œil scrutateur au même titre que celui, misogyne et dominateur, que le film met en scène par le biais du père. Il s’agit donc de mettre en place un regard qui cherche à nier ce premier, à poser un jugement critique sur lui et à enjoindre le spectateur à procéder de même face au contenu discursif proposé. Cela nous renvoie à l’une des interrogations de Taeko et à la façon dont l’éclaire la théorie de l’interprétation des rêves de Freud (Freud, 2012). Une fois sa nouvelle terminée, l’auteure demande à son assistant, «Do you, by any chance, think that reality lies not here but in what I write?» (Sono, 1 h 6 min 43 s). Celle-ci n’a pas tout à fait tort si l’on se réfère à la notion psychanalytique de symbolisation ou de réécriture du souvenir, où l’énonciation formelle en dit plus sur le sujet parlant que l’énoncé et son contenu à proprement parler. Il y a là une clé majeure de l’œuvre en ce que cette réplique suggère que le comment dire prévaut sur le quoi dire, auquel il est insubordonné. Dans Strange Circus, cette correspondance existe bel et bien puisque l’énonciation ne cesse de faire écho à son contenu. Narration-guillotine, qui s’abat comme un véritable couperet, narration-carrousel qui grince et tourne sur elle-même en rondes circulaires, le film de Sion Sono nous délivre une réflexion qui, bien qu’elle les englobe, va bien plus loin que la question de l’inceste et de la condition féminine, et qui relève de notre autonomie intellectuelle en regard des contenus artistiques auxquels nous sommes confrontés.

 

Bibliographie

DÄLLENBACH, Lucien. 1977. Le récit spéculaire. Paris: Seuil, «collection Poétique», 247 p. 

DEBORD, Guy. 1996. La société du spectacle. Paris: Gallimard, «Folio», 224 p.

ECO, Umberto. 1989. Lector in fabula. Paris: Le Livre de Poche, «biblio essai», 314 p.

ECO, Umberto. 2015. L’Œuvre ouverte. Paris: Points, «Essais», 313 p.

FREUD, Sigmund. 1985. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris: Gallimard, «folio essais», 340 p.

FREUD, Sigmund. 2012. L’interprétation des rêves. Paris: PUF, «Quadrige», 756 p.

GIRARD, René. 1982. Le bouc émissaire. Paris: Le Livre de Poche, «biblio essai», 313 p.

GIRARD. 2014. La violence et le sacré. Paris: Grasset, «Pluriel», p. 217

SONO, Sion (réalisateur). 2005. Strange Circus. Tokyo: Sedic, 108 min.

  • 1. La référence à Salomé indique bien la part active que prend la mère dans la condamnation et la désintégration identitaire de sa fille.
  • 2. Sayuri est le prénom de la mère.
  • 3. «You look just like me, sweetie.» et «When you grow up, you can have everything I own. Everything will be yours.»
  • 4. Rappelons qu’il s’agit en fait de Mitsuko et de Sayuri, donc d’une mère et de sa fille.
  • 5. Le judas, synonyme qui fait référence à la trahison du Christ et à l’un des responsables de sa crucifixion, convient sans doute mieux sur le plan de la richesse sémantique.