Les charmes kitsch du populisme conservateur (1)

Les charmes kitsch du populisme conservateur (1)

Soumis par Sébastien Hubier le 21/06/2021

« We will never have the elite smart people on our side, because they believe they should have the power to tell you what to do. » (Rick Santorum)

Après la vague de nostalgie pour les sixties, puis pour les seventies, qui, durant les dernières années, a submergé l’Occident tout entier, c’est désormais les années 1980 que nous regardons avec une forme d’étrange mélancolie en les rêvant, comme toujours, plus heureuses et plus simples que ce qu’elles furent réellement. Cette fascination pour les eighties explique aussi bien l’importance des séries qui prennent les années Reagan pour cadre (The Americans, série créée à partir de 2013 pour le Fox Extended Network) que celle des reboots de séries de l’époque (Magnum pour CBS, Dynasty pour CW, MacGyver pour CBS) ou les adaptations de ces dernières pour le grand écran (de Miami Vice [2006] à Nightmare Island [2020]). Il faudrait ajouter, dans le même ordre d’idées, la suite de Dallas (TNT, 2012-2014) ou la série She’s Gotta Have It (Netflix, 2017-2019), tirée du célèbre film de Spike Lee (1986) – le tout, bien au son des tubes de Madonna, de Cyndi Lauper, de Bon Jovi, A-Ha, Scorpions, Europe ou de Duran Duran. Les nombreux contestataires qui, il y a quarante ans, allaient protestant contre la politique reaganienne n’auraient sans doute pas cru l’augure qui leur aurait alors prédit que ces années de retour à l’ordre moral et d’invention du « libéral-conservatisme » (on dit parfois, désormais, « national capitalisme »[1]) dont nous dépendons étroitement encore aujourd’hui susciteraient un jour un quelconque regret. Toutefois, à l’époque déjà, les choses n’étaient pas si simples qu’on le pouvait croire. En effet, le reaganisme s’est constitué de tendances diverses et parfois contradictoires, de phénomènes hétérogènes issus des convulsions sociales nées dans les années 1960. Il apparaît comme une combinaison des lieux communs du néoconservatisme, de la nouvelle droite, du néolibéralisme, du post-féminisme, de la réaction blanche à la déségrégation et à la discrimination positive mise en place dès 1961 par John Kennedy, de l’hostilité d’une partie des Américains à l’égard de la libération des femmes et des droits des homosexuels. Il doit aussi beaucoup au populisme américain, construit autour d’une vision du monde régionaliste et nativiste, sinon carrément raciste. Enfin, il associe curieusement une forme de sombre darwinisme social et le rêve utopique d’une cité parfaite – parfaite en ce qu’elle serait organisée comme une entreprise. Tout cela balaie l’idée selon laquelle le reaganisme serait politiquement, idéologiquement et économiquement aussi stable que schématique. Il est en réalité extrêmement complexe et confus, ne serait-ce que dans l’amalgame de ses influences.

Certes, la politique mise en place par l’administration Reagan à partir de janvier 1981 est une reprise directe de celle menée par Margaret Thatcher, depuis mai 1979, au Royaume-Uni : un mélange de libéralisme économique et de conservatisme moral. Cependant, le reaganisme doit également beaucoup aux idées développées par George Wallace, ce politicien sudiste et populiste qui fut candidat de l’American Independent Party à l’élection présidentielle de 1968 avec le slogan « Stand up for America! » – slogan qu’eussent pu reprendre à leur compte aussi bien Ronald Reagan que Donald Trump. L’éloquence de Reagan, comme celle de Wallace, est bien populiste, au sens où on l’entend au États-Unis depuis la seconde moitié du XIXe siècle[2]. Aujourd’hui, le populisme a mauvaise presse et le terme lui-même, utilisé parfois comme un simple synonyme de démagogie ou de poujadisme, en est venu à désigner simplement toute approche qui n’est pas nôtre. Pour certains, le populiste, c’est Jean-Luc Mélenchon, pour d’autres Marine Le Pen, ou bien Donald Trump, ou Victor Orban, ou Vladimir Poutine, ou Andrzej Duda, ou Miloš Zeman, ou Rodrigo Duterte ; ou qui sais-je encore ? On est toujours, en quelque sorte, le populiste de quelqu’un, le populiste de celui avec qui on se trouve en désaccord et qui se prend lui-même pour l’élite, c’est-à-dire, étymologiquement, un élu. Ce n’est pas à ce populisme-là que je m’attacherai ici, mais à sa conception première, celle que développait Mary Elizabeth Lease, la représentante pour le Kansas du People’s Party en 1890, et qui s’attaquait, en des termes non équivoques, aux pouvoirs financiers : « Wall Street owns the country. It is no longer a government of the people, by the people, and for the people, but a government of Wall Street, by Wall Street, and for Wall Street ».

Si cette citation m’intéresse, c’est qu’à l’été 1981, à un siècle, donc, de distance, Ronald Reagan lui fera écho : « I hope the people on Wall Street will pay attention to the people on Main Street ». On pouvait alors croire – et d’aucuns le croient encore ! – que Ronald Reagan était un candidat opposé à l’hégémonie des financiers et qu’il serait le président des besogneux et des petits contre les gros et les nantis. Mais c’était ignorer que dès les années 1970, à l’université de Chicago, autour de Milton Friedman, s’étaient précisées les thèses majeures d’un nouveau libéralisme : rejet du keynésianisme, mise au jour de la notion de « taux de chômage naturel » (« natural rate of unemployment ») et remise en cause du bien-fondé des politiques de relance. Pour Friedman : « the record of history is absolutely crystal clear: that there is no alternative way so far discovered of improving the lot of the ordinary people that can hold a candle to the productive activities that are unleashed by a free enterprise system ». Or Friedman allait bientôt devenir l’éminence grise du président Reagan qui mit alors en œuvre « une politique de “dérégulation” » et d’« encouragement à l’initiative privée par une politique de diminution des impôts »[3] qui eut pour résultat « la chute de l’inflation, la baisse du chômage, la restauration de l’optimisme américain »[4] – mais, aussi, une nouvelle ségrégation sociale et raciale (après tout la war on drugs, initiée par Nixon et relancée par Reagan, est avant tout une guerre sociale et raciale). L’administration Reagan livra ainsi un combat sans merci au Welfare State ; et la déclaration du président – dont on oublie souvent qu’il fut longtemps, Démocrate, un admirateur de Roosevelt et un fervent supporter du New Deal avant de rejoindre le Parti Républicain en 1962 – est restée célèbre : « government is not the solution to our problems; government is the problem » ; « Government’s view of the economy could be summed up in a few short phrases. If it moves, tax it. If it keeps moving, regulate it. And if it stops moving, subsidize it », « Government exists to protect us from each other. Where government has gone beyond its limits is in deciding to protect us from ourselves ». Il ne me semble pas vain de noter que, d’une part, ce recul de l’État est réclamé au nom d’une valeur moins économique que morale, la liberté individuelle ; et, que, d’autre part, il est la marque d’un renversement politique. En effet, dans les années 1960 et au début des années 1970, c’étaient les adeptes de la Gauche américaine qui avaient coutume de dénoncer « l’État fédéral, la présidence impériale, le Fbi, la Cia, les départements de la Justice et de la Défense, tous symboles, à leurs yeux, d’un État centralisé, tyrannique. Dans les années 1970, au moment où se développent les interventions sociales et économiques de l’État fédéral, celui-ci devient l’objet des attaques de la Droite américaine. À Droite comme à Gauche, les fondements de la critique de l’État fédéral sont en fait beaucoup plus proches qu’on ne le pense généralement, et reposent sur la défense de la liberté individuelle face à un “État Léviathan” »[5]. Ce que, précisément, reprend, de manière systématique, le discours de R. Reagan. En outre, « le mouvement conservateur entourant [ce dernier] est constitué d’une alliance entre des courants différents et parfois contradictoires. Entre les “libertariens” partisans d’une liberté individuelle sans restriction et les tenants de la “majorité morale”, il existe peu de points communs. De même, entre les corporate executive de Wall Street et les néo-conservateurs, pour la plupart d’anciens démocrates partisans du sénateur Jackson, les affinités ne sont pas évidentes »[6]. Au surplus, les néo-conservateurs regroupaient « d’anciens libéraux, voire des socialistes ou des trotskistes, alarmés par la montée de l’“impérialisme soviétique” [...] et la nouvelle droite religieuse », elle-même « composée de la “majorité morale” — “The Moral Majority”, de “Christian Voice” et de “Religious Roundtable” »[7], aux intérêts parfois divergents. Se mêlent alors les tópoï de la New Christian Right et les lieux communs de la tradition puritaine du Sud. Aux thèmes populistes et aux leitmotive de la Droite religieuse, le discours reaganien associe en outre les antiennes républicaines, surenchérissant farouchement sur l’anticommunisme et l’antifiscalisme. À bien des égards, il reprend à son compte les offensives maccartystes contre l’État et accentue « certaines tendances ayant toujours existé, en particulier dans le Midwest et dans le Sud : […] l’ultranationalisme, les phobies religieuses, raciales et identitaires, le ressentiment à l’encontre des grosses entreprises, des syndicats, des intellectuels, des États du Nord-Est et de leur culture »[8]. Comme le maccartysme, il « est, incontestablement aussi, le produit d’une poussée nationaliste » qui s’est accompagné d’un fort interventionnisme international[9]. Ce dernier, on en entend, bien sûr, l’écho dans quantité d’épisodes de l’époque et notamment dans la quatrième saison de Dallas qui est tout entière construite autour de lui.

On se souvient en effet que J.R., dont les intérêts sont menacés outre-mer par une révolution socialiste, manigance (et, naturellement, réussit!) une contre-révolution pour que lui-même et les pétroliers du Cartel, auxquels il s’est momentanément associé, puissent récupérer leurs puits. Il me semble intéressant d’observer que l’obstacle majeur à cette révolution conservatrice initiée par l’aîné des Ewing est doublement incarné. D’un côté par Jeremy Wendell, avant tout caractérisé par sa morgue insensée, et, d’un autre côté, par Cliff Barnes, lequel est présenté dans toute la série conjointement comme un loser et comme un wimp (le repoussoir absolu pour Reagan qui utilisera le mot comme un sobriquet pour manifester tout son mépris pour Georges Bush dans la campagne de 1992). La haine de la mollesse et la détestation du mépris aristocratique à l’égard du peuple et du véritable entrepreneur, voilà ce que la quatrième saison de Dallas rejoue en sourdine du reaganisme, en parallèle avec l’éloge de la lutte à distance contre les régimes communistes. Sur ce plan-là aussi Dallas est une série passionnante et j’espère qu’on pourra revenir sur elle dans les journées d’études à venir ; sur elle, et sur Dynasty, la série qu’Aaron Spelling a créée pour ABC afin de concurrencer Dallas qui était devenu un programme phare de CBS, et sur Santa Barbara qui, diffusée sur NBC de 1984 à 1993, a profondément renouvelé le genre du soap opera (notamment par l’adaptation des thèmes et structures des telenovelas latino-américaines aux Etats-Unis) et révélé au public cette actrice majeure qu’est Robin Wright. Cependant, je crois qu’il faut bien regarder Dallas jusqu’au bout. Effectivement, le dernier épisode, double, en 1991, est non seulement comme une sorte de pilote inversé mais aussi une façon de pastiche de It’s a Wonderful Life (1946) de Frank Capra. Un ange montre à J.R., à deux doigts de se donner la mort, combien la vie de ses proches eût été douce sans lui : après avoir célébré si longtemps la toute-puissance américaine et fait continûment l’éloge du néo-capitalisme triomphant, Dallas semble non seulement montrer que tout cela est une illusion (tout comme la huitième saison était un rêve baroque de Pam) mais aussi un enfer. Ainsi, à y regarder de plus près, on, comprend que ce qu’indique aussi Dallas c’est l’enfer d’une administration Reagan qui s’est, peu à peu, trouvée subordonnée aux grands capitaines d’industrie, lesquels, à l’instar d’Alfred Bloomingdale, très proche du Président, aimaient à répéter que les États-Unis se doivent gouverner comme la General Motors. Voilà qui ne manquait pas d’apparaître comme une trahison des discours populistes tenus pendant la campagne et qui avaient, au fond, décidé de l’élection : Reagan n’était pas du côté des besogneux et des petits, il défendait, lui aussi, les gros et les nantis. Une solution idéologique est alors apparue aux yeux des conseilleurs de ses conseillers : aux intérêts financiers des happy few il fallait, dans les discours et les fictions du moins, mêler les préoccupations morales des mighty many et, très rapidement, le reaganisme fit mine de tempérer les appétits des milliardaires par le recours constant aux valeurs de la white-bread America, des traditionnels partisans de l’ordre et des patriotes pénétrés de l’éternité et de l’universalité américaines.

On l’aura compris, sur tous les plans, c’est bien une réaction qui s’amorce sous l’égide de Reagan, lequel avait d’ailleurs soutenu Barry Goldwater, refondateur du mouvement conservateur, dans la campagne présidentielle de 1964 – Barry Goldawater dont l’ouvrage, The Conscience of a Conservative (1960), devait marquer pour longtemps le Grand Old Party. Il convient d’ajouter que la conduite du président Reagan fut dictée par une myriade de think tanks comme par les mouvements religieux de la Bible Belt. Or tous ces mouvements brûlent de consommer la rupture avec les sixties et les seventies qui avaient « connu des changements culturels profonds, favorisés dans leurs excès mêmes par le trouble crée dans les esprits par la guerre du Viêt Nam. La libération sexuelle, l’usage généralisé de la drogue, le rejet de l’autorité en ont été les manifestations les plus spectaculaires »[10]. Ce sont ces différents milieux qu’abhorre le reganisme qui les perçoit comme une corruption d’une ancienne Amérique fantasmée qu’on voit dans les grandes séries policières de l’époque, de T. J. Hooker (ABC & CBS, 1982-1986) à Hunter (NBC, 1984-1991), de CHIPs (NBC 1977-1983) à Hill Street Blues (NBC 1981-1987) – et c’est aussi ce que rejoue une série historique comme Crime Story (NBC 1986-1988), série qu’il conviendrait d’ailleurs de rapprocher de Wiseguy (CBS 1987-1990) qui explore non seulement le monde de la Cosa Nostra new-yorkaise mais aussi celui du trafic d’armes, du show-biz, de la politique (ce qui ne manque pas de sel dans cette période reaganienne qui, avec plus de cent trente scandales politico-financiers, fut une des plus corrompues de toute l’Histoire américaine).

En somme, sur le « plan des mœurs et des valeurs, le reaganisme a constitué une contre-révolution culturelle, fondée sur la défense des valeurs traditionnelles. L’appel à la “majorité morale” a été de même nature que celui qui avait été fait précédemment à la majorité silencieuse »[11]. Il n’est pas inutile de rappeler, de ce point de vue, que, dans les années 1970, la crise économique qui – faite de stagflation, de crise énergétique et de montée du chômage – bouleversait l’Amérique s’était, peu à peu, redoublée d’une profonde crise morale[12].

D’un côté, le souvenir de la défaite vietnamienne était encore vif et il le restera pendant toute la période reaganienne – et ce, d’autant que la croyance est répandue aux États-Unis que le gouvernement de Hanoï garde en otage des prisonniers de guerre américains afin d’obliger les États-Unis à honorer la promesse prétendument faite par Nixon de verser trois milliards de dollars de dommages de guerre – ce dont le cinéma reaganien fera ses choux gras (Missing in Action [1984, 1985, 1988], Rambo: First Blood Part II [1985]). La télévision n’est pas en reste et des séries comme China Beach ou Tour of Duty sont bien plus importantes dans l’histoire des représentations que leur réception française ne peut le laisser croire. La première, diffusée à la toute fin de l’ère Reagan sur ABC (1988-1991) vaut, me semble-t-il, pour deux raisons au moins. D’une part, de façon inhabituelle dans les fictions de guerre, elle mettait en scène essentiellement des femmes, à commencer par la vedette principale, Dana Delany, dans le rôle d’une infirmière idéaliste affectée dans une base arrière sud-vietnamienne servant à la fois d’hôpital et de zone de repos entre deux opérations dans la jungle. D’autre part, la dernière saison marque une inflexion non négligeable. En effet, dans les trois premières saisons, ce que suivait le téléspectateur, c’était la vie dans un Viêt-Nam en guerre au mitan des années 1960. Pour la dernière saison, c’est toute la période de 1967 à 1990 qui se confond de manière désordonnée, de sorte qu’un même épisode figure les personnages plongés dans le conflit en 1967, à leur départ d’Asie du Sud-Est en 1972, puis dans leur nouvelle vie de la fin des années 1980 – nouvelle vie qui est toujours plus ou moins marquée par des combats traumatisants qu’ils sont enfin sur le point de dépasser. La seconde, Tour of Duty, développée pour CBS de 1987 à 1990, s’inscrivait bien plus résolument dans la tradition du film de guerre hollywoodien. Présentant, à travers les heurs et malheurs de la compagnie Bravo, l’horreur de la guerre du Viêt-Nam, avec ses problèmes de drogue, ses injustices, son absurdité, sa folie, elle doit beaucoup au succès du Platoon (1986) d’Oliver Stone. Certes, il s’agit d’une série conventionnelle dont chaque épisode contient in nucleo une morale positive. Cependant, elle est surtout un signe de la manière dont le reaganisme a pu mythologiser le conflit vietnamien, en relisant et en récrivant l’Histoire. Puisque nous nous intéresserons ici également à la postérité des modèles sériels issus des années 1980, il me semble qu’il serait passionnant de comparer la manière dont cette série met en scène le Viêt-Nam avec la façon dont une série comme Over There (FX, 2005) représentera l’intervention américain en Irak – sans aucun parti pris apparent cette fois, se concentrant seulement sur les détails du quotidien routinier des soldats pris dans une guerre spectaculaire de snipers et de kamikazes. Ce n’est plus alors, comme dans la conception reaganienne de la guerre du Viêt-Nam, l’arrière pacifiste et contestataire le problème essentiel, mais les attaques surprises, les heures d’attente sous le soleil de plomb du Golfe persique, les convois attaqués sans raison, les extravagants négociations avec les habitants des villages dévastées, la vaine traque des insurgés. Une telle comparaison permettrait de mieux mesurer ce qui a pu se prolonger et s’inverser de l’ère Reagan aux temps de George W. Bush.

Quoi qu’il en soit, je serais tenté de voir dans le Viêt-Nam une des obsessions fondatrices des séries reaganiennes où il apparaît toujours, ne serait-ce qu’à titre de fantôme. Après tout, The A-Team (NBC, 1983-1987) est tout entière construite autour du souvenir du Viêt-Nam, où les membres de la bande de justiciers se sont connus et trouvés mis au ban de l’armée et de la société « pour un crime qu’ils n’ont pas commis » (« for a crime they didn’t commit » dit le générique[13]). Derrière les pitreries de Looping (Howling Mad), les ruses d’Hannibal, les astuces de Futé (Faceman) et les bricolages de Barracuda (B.A.), l’implicite est clair : cette guerre maudite a certes traumatisé l’Amérique mais elle ne lui a fait perdre ni son sens de l’humour ni son sens moral ; et ce sont les anciens combattants de la prétendue « sale guerre » qui continuent à la protéger même si elle les a accusés à tort – d’avoir tué des enfants ou d’avoir perdu la bataille. Même une série comme Magnum (CBS, 1980-1988) me semble révélatrice de la manière dont les années de la révolution conservatrice sont obnubilées par le Viêt-Nam. Certes, il est possible de voir dans cette série de Donald Bellisario (lui-même obsédé par la « dirty war with no heroes » : il est aussi le créateur de JAG [NBC & CBS, 1995-2005] dans laquelle le capitaine Harmon Rabb Jr. rejoue inlassablement la guerre de son père) une comédie (notamment dans les rapports compliqués qu’entretiennent Magnum et Higgins) ou comme une série policière (reprenant d’ailleurs les codes du film noir, ne serait-ce que par l’usage de la voix-off et les innombrables références aux fictions policières des années 1950). Mais c’est également une série où la guerre du Viêt-Nam est omniprésente : non seulement parce que c’est là que sont rencontrés Rick, Terry et Thomas, mais aussi parce que bon nombre d’affaires traitées par Magnum y trouvent leur origine (comme si l’Amérique des années 1980 n’était jamais que les séquelles de celle des années 1960 et 1970). Toutes ces histoires qui, enfouies, refont surface viennent régulièrement rappeler que Magnum est un ancien des forces spéciales de la Navy, et que le conflit a laissé de nombreuses traces dans son esprit. D’où l’importance dans la série de sa femme, Michelle, qu’il croyait morte dans la débâcle de Saïgon, mais qui réapparaît périodiquement. C’est du reste un trait que l’on retrouvera dans la nouvelle version de Magnum, attaché cette fois au personnage (féminin cette fois) d’Higgins, une ancienne du MI6 dont le téléspectateur apprendra dès la première saison qu’elle est marquée par un deuil impossible à surmonter. Il me semble que, comme The A-Team, Magnum contribue directement au processus de dépassement du traumatisme vietnamien, confortant ainsi le message reaganien pour qui « America is back » : dans les deux cas, tout est mis en place pour montrer que la défaite n’a pas entamé le prestige de l’Armée ni les valeurs morales de ceux qui y ont servi[14]. Après tout, Cody Allen et Nick Ryder dans Riptide (NBC, 1984-1986) sont eux-aussi deux vétérans du Vietnam, tout comme le Crockett de Miami Vice[15] (NBC, 1984-1989) ou le Rick de Simon&Simon (CBS, 1981-1989). C’est d’ailleurs ce qui permettrait de considérer les huit saisons comme constituant une série d’apprentissage, au sens où les littéraires parlent de Bildungsroman : Magnum passant en une petite décennie du rejet infantile des contraintes à l’acceptation de ses responsabilités d’adulte. Significativement, à la fin de la série, il n’est plus l’adulescent du début, mais un père de famille sur le point de d’épouser la femme qu’il aime. Et il est, tout aussi significativement, redevenu soldat.

Toutefois, si elle est la plus profonde, la blessure vietnamienne est loin d’être seule que les années Reagan cherchent à panser.




[1]Cf. Yves Dupeux Yves, « L’Époque du national-capitalisme » in Lignes, n° 30, 2009, p.67-77.

[2]Michael Kazin, The Populist Persuasion, New York, Basic Books, 1995 a parfaitement montré les ressorts de cette rhétorique populiste et l’étendue de son imaginaire.

[3]Cf. Dominique Moïsi, « Forces et limites du reaganisme » in Politique étrangère, 1984, Xliv, n°4, p.815.

[4]Ibid., p.813.

[5]Ibid., p.814-815.

[6]Ibid., p.815.

[7]D. Brunelle, « Le Conservatisme et l’État sous Reagan » in Interventions économiques, n°17, hiver 1987, p.89-98, p.94.

[8]Richard Hofstadter, The Age of Reform, New York, Random House, 1955.

[9]Cf. D. Moïsi, art.cit., p.814.

[10]Cf. M. Anderreg, Inventing Vietnam, the War in Film and Television, Philadelphie, Temple Up, 1991. On se reportera aussi à D. A. Cook, Lost Illusions, American Cinema in the Shadow of Watergate and Vietnam (1970-1979), Berkeley, University of California Press, 2002.

[11]D. Moïsi, art.cit., p.814.

[12]J. Holt, « In Deregulation We Trust: the Synergy of Politics and Industry in Reagan-Era Hollywood », Film Quarterly, vol. Lv, n°2, 2001, p.22-29.

[13]Il faudrait absolument mener une comparaison minutieuse de The A-Team et de Renegade (USA Network, 1992-1997), la série créée par Stephen J. Cannell qui avait travaillé comme scénariste sur Hunter et sur Riptide (et, qui, avec Frank Lupo, était un des créateurs de The A-Team).

[14]Cf. Marjolaine Boutet, « Les Séries télévisées américaines des années 1980 : une autre histoire de la guerre du Vietnam » in Vingtième Siècle, 2004, p.61-73.

[15]Il serait intéressant de comparer Miami Vice avec Nash Bridges, la série créée pour CBS (1996-2001), moins parce peut-être parce que, grâce à Don Johnson, la seconde multiplie les clins d’œil à la première que pour mesurer tout ce que Carlton Cuse doit aux années 1980 (Carlton Cuse qui a travaillé sur Crime Story, mais aussi sur Lost [ABC, 2004-2010] et Bates Motel [A&E, 2013-2017]).