Cinquante nuances de soft core

Cinquante nuances de soft core

Soumis par Sophie Horth le 12/02/2013
Catégories: Erotisme, Fiction

 

Alors que les sexologues, psychologues, parents et autres spécialistes déplorent l’hyper sexualisation de la jeunesse, le débat sur les influences des divers médias sur leur comportement se relance, comme au XIXe siècle, où la littérature érotique était condamnée par l’opinion publique parce qu’elle ne concordait pas avec les lectures dont «la mère peut permettre la lecture à sa fille ou qui peuvent être mises entre toutes les mains1». Ainsi, avec la récente percée du roman Fifty Shades of Grey par E.L. James dans les palmarès partout en Amérique du Nord, ce débat sur la bienséance des œuvres érotiques est d’autant plus d’actualité que beaucoup de parents s’interrogent sur la notice de «mature audience2» qui accompagne le roman: est-il approprié de l’offrir à une adolescente qui, avide de sensations fortes, souhaiterait le lire? En plus de ces adolescentes, que faudrait-il répondre à ces gens outrés de voir des inconnus le lire dans le métro, alors qu’il a une réputation d’être pornographique? La question qu’il faudrait avant tout se poser est celle à savoir si le roman de E.L. James est bel et bien de la littérature érotique. Le rapport qu’il entretient avec la psychologie des personnages d’Anastasia et de Christian Grey, sa façon de traiter les scènes de rapports sexuels et le respect des grandes lignes structurales des romans à l’eau de rose portent à croire que l’œuvre de James propose davantage de rapprochements avec la littérature sentimentale, bref du roman de type Harlequin, que de la littérature purement érotique.

 

Des protagonistes typés

Dans la littérature érotique, ou même «pornographique», il est normal que les personnages soient très typés, car le type de récit est assez expéditif et laisse peu de place à l’étalement de leur personnalité profonde. Or, ce que l’on retrouve dans Fifty Shades of Grey, c’est avant tout l’archétype de l’ingénue, dans le personnage d’Anastasia Steele, cette naïve étudiante de vingt-et-un ans qui, comme elle n’a jamais connu l’amour, se pose dès le début du récit des questions existentielles du genre «Why does he have such an unnerving effect on me? […] The way he strokes his index finger against his lower lip? I wish he’d stop doing that3», qui visiblement prouvent le malaise qu’elle vit. Cette absence de connaissance en matière de relations affectives, et pas seulement sexuelles, fonde tout au long du roman le caractère de la jeune fille: elle est sans cesse surprise de ce que fait Christian, mais comme elle n’a aucun moyen de comparaison, elle ne peut pas savoir si tout est normal. Elle s’avoue même qu’elle «didn’t know [she] could dream sex4», comme si elle était si pure et si éloignée de toute pulsion sexuelle qu’elle avait réussi à passer tout son adolescence et âge adulte sans le moindre rêve érotique. De plus, Anastasia se targue d’être une personne indépendante, elle refuse de signer le contrat avec Grey de peur de tomber à sa  merci, ce qui fait d’elle la démonstration parfaite des «exigences féminines de possession de soi comme sujet social [auxquelles s’opposent] des attentes de dépossession subjective en matière de vie affective5». C’est précisément dans un objectif de contrôle de soi qu’Anastasia se lance dans la conquête de Christian Grey: elle veut percer son secret pour «guide him into the light6», et pour parvenir à ses fins, elle doit subir une dépossession.

Grey, quant à lui, est loin d’être un personnage sans passé sexuel. Comme beaucoup d’hommes dans les romans sentimentaux, il a eu de nombreuses compagnes par le passé et est reconnu comme un homme très beau et viril. Or, comme le dit Annik Houel dans son essai sur le roman d’amour, «les clichés servent surtout à recouvrir ce que le héros a, précisément, de moins viril: son aspect maternel7», chose qui est omniprésente chez Grey et qui passe notamment par son attitude contrôlante, qu’on camoufle derrière un prétexte de caractère sadomasochiste (alors qu'il ne dépasse pas le stade des claques sur les fesses). En effet, il admet qu’il aime contrôler ses compagnes parce que «it satisfies a need in [him] that wasn’t met in [his] formative years8». L’ironie de cette situation est qu’il utilise la facette maternelle d’Anastasia pour faire passer son côté maternel à lui: il espère la toucher en parlant de choses difficiles arrivées «when he was a kid9» pour pouvoir mieux la soumettre. Ces deux types de personnages sont abondamment représentés dans les romans à sentimentaux, et même s’ils le sont aussi dans les romans érotiques, l’espace accordé aux nombreux doutes et à l’histoire personnelle des deux protagonistes confère au roman une tout autre tournure: comme dans les romans Harlequin, on retrouve une femme qui désire dompter un homme au passé lourd, qui est plein de mystères et de secrets. Ces nombreuses hésitations qu’a Anastasia déçoivent le lecteur avide d’érotisme, car même dans les scènes de représentations sexuelles, elle ne s’abandonne jamais réellement et continue de penser à la situation.

 

Scènes d’érotisme, scènes d’égarement

Alors que l’idée d’avoir des scènes érotiques dans un roman sentimental de type Harlequin peut d’abord sembler grotesque, il est désormais admis que «le roman d’amour s’adapte. Timidement et dans un discours codé d’amour, puis plus franchement et explicitement, il a intégré la sensualité et la sexualité dans les éléments de la relation amoureuse10», chose qui permet désormais d’avoir un «droit de cité11» de l’érotisme dans de tels textes. Cependant, il est nécessaire de souligner l’importance qu’occupent les préliminaires et les caresses par rapport à l’acte sexuel à proprement parler. La description de ces scènes évocatrices est celle «d’un érotisme basé sur des caresses […] dont la description occupe jusqu’à trois ou quatre pages alors que celle du coït peut être expédiée en une seule ligne12». C’est un érotisme tel que décrit de cette façon que l’on retrouve dans le roman, car les scènes de contact sont parfois très brèves ou simplement évoquées, comme dans le rêve d’Anastasia mentionné plus tôt, ou encore dans la scène avec le fouet, dans laquelle sont décrits les moindres étapes qui mènent à l’effeuillage de la jeune fille: «Slowly, he pulls my dress up over my thighs, my hips, my belly, my breasts, my shoulders and up over my head13», alors que lorsque le lecteur arrive finalement à l’étape du coït, sept pages plus tard, il suffit de quelques quatre «thrusts14» pour que, finalement, après plusieurs orgasmes d’Anastasia, obtenus par de simples caresses du fouet, «Christian follows, shouting his release through clenched teeth15».

Alors que le corps de la femme est décrit en détail dans les scènes de rapprochements, on en sait très peu sur le corps de Christian Grey et sur son appareil génital, car «le centre d’intérêt de la mise en scène sexuelle n’est pas la pénétration pénienne, mais une pénétration qui, si elle est très classiquement celle du sexe de la femme, est censée en passer par les exigences de son plaisir16». Mis à part la scène de la fellation, où, surprise, Anatasia se dit «That was inside me! It doesn’t seem possible17» en voyant l’engin de Christian, les commentaires sur celui-ci sont très rares, et les moments où il y a pénétration sont très éphémères et peu décrits, comme si le sexe de l’homme importait peu, comme si seul le plaisir d’Anastasia pendant les préliminaires suffisait. Les besoins sexuels de l’homme semblent occultés, pour ne pas dire occis, non seulement par la tournure des événements, mais aussi par le manque d’expérience d’Anastasia; comme elle se laisse guider, elle a peu d’initiative et les gestes qu’elle a pour Christian tombent souvent dans la banalité, voire l'ennui.

 

Une structure qui trahit

La trop grande importance accordée aux pensées et aux doutes du personnage principal féminin et le traitement de la sexualité par masques nuisent beaucoup à l’érotisme dans Fifty Shades of Grey. Or, ce qui vient mettre le clou dans le cercueil de cette œuvre, c’est surtout sa structure, qui est beaucoup trop près de celle des romans Harlequin pour pouvoir duper le lecteur. Annik Houel identifie cinq étapes stables: «la rencontre, la confrontation polémique, la séduction, la révélation de l’amour, le mariage18», mais souligne que l’histoire ne se termine pas «systématiquement par un mariage15». Dans le cas de Fifty Shades of Grey, le premier tome se termine de façon abrupte avec une rupture que l’on pourrait classer dans la catégorie de «conjecture finale15» aussi mentionnée par Houel: celle-ci n’ayant pas besoin d’être nécessairement positive. Lors de la rencontre, Anastasia ne mâche pas ses mots en traitant mentalement Grey de «control freak19», on comprend d’ailleurs assez facilement qu’elle ne l’aime pas, mais le mystère entourant le personnage va la pousser à aller voir plus loin. Les étapes de la confrontation polémique et de la séduction sont simultanées dans le roman et s’entrecroisent à multiples reprises. En effet, les scènes de sexe sont souvent suivies ou carrément coupées par des dialogues de confrontation entre les deux amants. Ainsi, la scène de sexe dans le bain est précédée d’un commentaire embarrassant d’Anastasia à Christian lorsqu’elle commente ses cicatrices en lui disant «they’re not from chicken pox20». La révélation de l’amour, quant à elle, est avouée au lecteur très tôt dans le roman par les pensées d’Anastasia, celle-ci ne se fait pas d’illusion quant à ce qu’elle veut de la part de Christian. Par contre, elle met du temps à finalement lui annoncer ce qui l’empêche réellement de s’abandonner à lui et de finalement lui dire «I’ve fallen in love with you, Christian21», et c’est précisément cette déclaration qui fait déraper tout le reste du roman, parce que Christian ne veut pas s’impliquer avec elle, il n’est pas prêt à être aimé de quelqu’un. C’est pourquoi Anatasia est contrainte de partir: elle ne peut tolérer de mettre des efforts pour changer quelqu’un qui ne veut l’avoir que comme un objet. Alors bien que le roman se termine bel et bien sur une révélation de l'amour tenu secret jusqu'alors, ce n'est que dans les suites, Fifty Shades Darker et Fifty Shades Freed que l'étape du mariage peut réellement arriver. Celle-ci est même couronnée par l'arrivée d'un enfant dans l'histoire, preuve que le plan qu'avait Anastasia dès le début de percer à jour Christian Grey et de l'exorciser de ses démons a porté fruit: elle l'a vaincu et l'a fait entrer dans la monogamie.

Avec son personnage principal des plus clichés et insipides, son traitement maladroit suivi du personnage classique de l’homme sensuel, tombeur de femmes qui tente de renier tout son passé pour se plier aux demandes nouvelles de l’amour récemment découvert, des scènes érotiques tronquées doublées d'une utilisation beaucoup trop softcore du contenu supposément sado masochiste et sa structure digne d'un roman Harlequin, le roman Fifty Shades of Grey, bien qu’il ne se termine pas de la façon «happy end» classique d’un roman où le lecteur pourrait «clore sereinement le livre sur sa dernière page, toutes tensions apaisées22» (dans le premier tome, du moins), se compare beaucoup plus facilement aux romans sentimentaux de type Harlequin ou la collection Pour Elle chez J’ai lu qu’aux romans érotiques consacrés tels qu’Histoire d’O ou encore Emmanuelle. Ce roman, bel et bien classé dans la catégorie «littérature érotique» dans les grandes librairies bénéficierait sans doute beaucoup de la création d’une nouvelle catégorie spécialisée qui relierait la désormais très célèbre trilogie de James aux autres auteurs aux histoires calquées sur celle-ci comme Bare to you de Sylvia Day; catégorie qui pourrait être nommée selon les propos de Nathalie Petrowsky, non sans un certain humour, le «mommy porn23».

 

Bibliographie

 

Monographies

CONSTANS, Ellen. Parlez-moi d’amour: le roman sentimental, Limoges, PULIM, s.d., 349 p.

HOUEL, Annik. Le roman d’amour et sa lectrice: une si longue passion, Paris, L’harmattan, 1997, 158 p.

JAMES, E.L. Fifty Shades of Grey, New York, Vintage Books, 2011, 514 p.

 

Sites Internet

Nathalie PETROWSKI, “Cinquante nuances de gros”, La Presse, [En ligne], http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/nathalie-petrowski/201210/06/01-4580925-cinquante-nuances-de-gros.php, (page consultée le 3 novembre 2012)

  • 1. Ellen CONSTANS, Parlez-moi d’amour: le roman sentimental, Limoges, PULIM, s.d., p. 272
  • 2. E.L. JAMES, Fifty Shades of Grey, New York, Vintage Books, 2011, quatrième de couverture
  • 3. E.L. JAMES, Fifty Shades of Grey, p. 10
  • 4. Ibid. p. 231
  • 5. Gilles LIPOVETSKY, cité par Ellen CONSTANS, in Parlez-moi d’amour: le roman sentimental, p. 265
  • 6. E.L. James, op cit., p. 355
  • 7. Annik HOUEL, Le roman d’amour et sa lectrice: une si longue passion, Paris, L’harmattan, 1997, p. 126
  • 8. E.L. James, op cit., p. 437
  • 9. Ibid. p. 436
  • 10. Ellen CONSTANS, op cit., p. 260
  • 11. Ibid. p. 261
  • 12. Annik HOUEL, op cit., p. 111
  • 13. E.L. JAMES, op cit., p. 319
  • 14. Ibid. p. 325
  • 15. a. b. c. Ibid. op cit.
  • 16. Annik HOUEL, op cit., p. 110
  • 17. E.L. JAMES, op cit., p. 136
  • 18. Annik HOUEL, op cit., p. 97
  • 19. E.L. JAMES, op cit., p. 12
  • 20. E.L.JAMES, op cit., p. 431
  • 21. Ibid. p. 509
  • 22. Annik HOUEL, Le roman d’amour et sa lectrice: une si longue passion, Paris, L’harmattan, 1997, p. 123
  • 23. Nathalie PETROWSKI, “Cinquante nuances de gros”, La Presse, [En ligne], http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/nathalie-petrowski/201210/06/01-4580925-cinquante-nuances-de-gros.php, (page consultée le 3 novembre 2012)