Des sucettes et des grenades 2

Des sucettes et des grenades 2

Soumis par Xavier Martel le 07/11/2012
Catégories: Erotisme

 

La menteuse et l’anarchiste

Lolita se définit par son mouvement souple devant toutes situations; elle prend la forme que l’on attend d’elle pour ensuite, après avoir convaincu la figure d’autorité de son bon vouloir (surtout Humbert), agir à sa guise et s’enfuir. En surface, elle est lisse et malicieuse; en profondeur désespérée et vide, la distinction entre ces deux niveaux opérant par le mensonge. Sans lui, elle n’aurait été qu’une poupée entre les mains de Humbert: par le mensonge Lolita est «moins» soumise. Lolita n’arrive à se dépêtrer de l’autorité qu’avec difficulté, car elle en a peur: «Lolita avait encore plus peur que moi de la Loi […]» (p.268). On pourrait dire qu’elle est la représentante des «tennagers» américaines modernes. Elle n’a pas le caractère extraordinaire de Zazie. La rencontre de personnages malsains et malades conjuguée à ses manières sensuelles forme sa spécificité. Sa jeunesse, la manifestation précoce de désirs sexuels et le vide d’esprit critique apparaissent dès lors comme seules constituantes de sa figure.

Contrairement à Lolita qui avait vécu sa première expérience avec Charlie, le garçon du camp Kilt, Zazie n’éprouve pas d’attirance pour les garçons de son âge, elle n’en rencontre pas et «[…] n’est pas du genre à souhaiter batifoler dans l’obscurité avec les garçons: elle ne s’intéresse aux autres enfants que comme objets de ses fantasmes sadiques» (Bigot, p.18). Elle se voit déjà en institutrice, portant des bottes «hautes comme ça», éperons en prime, pour «larder la chair du derche» de ses étudiants. Les désirs de Zazie concernent la destruction de qui ne lui ressemble pas, «les pas marrants je les emmerde» (p.125), ils n’existent que comme objets d’expérimentations négligeables. Les seuls adultes qu’elle respecte sont ceux qui ne font aucune concession et qui, en aucun cas, ne se laissent impressionner par quiconque, elle y compris. Entrent dans cette catégorie, Pedro-Surplus, nous y reviendrons, et  Fédor Balanovitch, le «Slave fortiche», le conducteur de l’autocar empli de touristes, qui «[…] ne porte aucune attention aux propos de la mouflette» (p.121) et jamais ne se met en position de faiblesse. Il représente la seule figure d’autorité acceptée par Zazie. Pourquoi? Nous croyons que la subtilité de ses répliques et la puissance qui émane de sa personnalité a beaucoup à y voir: «Comme un loufiat passait d’aventure, Fédor Balanovitch lui dit: - Pour moi, ce sera un jus de bière. – Dans une tasse ou en boîte? demanda le garçon. – Dans un cercueil, répondit Fédor  Balanovitch qui fit signe au loufiat qu’il pouvait disposer.» (p.121). De plus, Fédor nous apparaît comme un représentant de l’auteur. Sa fonction n’est-elle pas de conduire et de reconduire les touristes et Gabriel et Zazie, vers des situations loufoques et chaotiques, comme le fait le narrateur? D’ailleurs, l’itinéraire dont les touristes sont friands est purement aléatoire selon lui: «Pauvres innocents qui croient que c’est ça Paris» (p.122). Queneau a déjà écrit une chronique intitulée Le promeneur de Paris, dans un journal anarchiste où il posait des colles sur la localisation de divers endroits de Paris. Le respect de Zazie pour Fédor vient aussi du fait qu’il incarne la dérision de l’autorité par l’autorité. Balanovitch mentionne s’être «élevé dans la hiérarchie sociale» (p.94), mais son attitude marginale en démontre l’absurdité. L’argumentation qu’il sert aux «flics» provoque le départ du policier en question, qui le laisse régler seul ses problèmes: on voit ici le peu d’importance des forces de l’ordre dans le quotidien des braves gens.  Des rapports entre Zazie et les hommes, conflictuels il va sans dire, il est loisible d’affirmer qu’ils sont fondés sur l’insolence envers les «cons» et sur la tolérance envers ceux qui réussissent à la divertir et qui, tout comme elle, travaillent à rendre le monde joyeux et libre.

Zazie s’amuse aux dépens des autres: elle ne respecte rien  et dévoile le désordre et les contradictions du monde. Elle agit comme un révélateur. Elle attire l’attention sur elle puis s’en va en laissant les adultes s’abîmer entre eux: pensons aux scènes d’attroupement  causées par son cri «Au satyre!» Dans le quotidien morne des adultes, elle entrevoit les failles dans le mur de l’ennui, y glisse de la dynamite et regarde le spectacle. Par exemple, après s’être fait prendre à son propre jeu par Pedro-Surplus devant un attroupement de «braves gens avec des têtes de cons», «[…] Zazie se demanda si ce ne serait pas une astuce savoureuse de confronter le tonton avec un flic, un vrai» (p.59); elle a déjà trouvé une porte de sortie à la fâcheuse situation. (Malle a illustré cette idée par l’ellipse du chemin à parcourir entre l’attroupement et le retour au logis de Gabriel.) Zazie aime détruire l’équilibre du quotidien et ne craint pas, comme le ferait n’importe qui, la loi ou la punition encourue par la dérogation à la normalité.

Le «moi» de Zazie est bien en évidence: toute la beauté et l’horreur du désir solipsiste est en elle jusqu’au plus haut degré d’impatience, contrairement à Lolita, sa présence retentit où qu’elle se trouve. Il faut dire qu’un «ça» sur pattes, dans une civilisation où les individus sont tassés les uns sur les autres, paquetés dans des tours d’habitation, compactés dans la foule (c’est cela qui est montré dans le film) est assez remarquable. Son comportement anarchique, dans le sens élaboré par les théoriciens de l’individualisme, et sa rhétorique socratique vise à démontrer les contradictions et les lieux communs du discours. Elle vise le dysfonctionnement du système dans la mesure où celui-ci l’ennuie profondément: il est beaucoup plus divertissant de mettre le feu à un cabaret que d’assister passivement à la représentation, Louis Malle l’a bien illustré dans son film. Le danger et les conséquences pénales n’arrivent pas à contrecarrer la volonté de Zazie et c’est en cela que nous pouvons la qualifier d’anarchiste. Voici les passages qui démontre sa subjectivité radicale: la propriété ne signifie rien pour elle: «Saloperie […] on lui a donc jamais appris à cette petite que la propriété, c’était sacré?» (p.57-58);  elle déteste les flics et tous les gens qui veulent réprimer sa liberté sans son consentement: «C’est pas  parce que c’est un flic qu’i faut en avoir peur, dit Zazie avec grandiloquence» (p.65), et devant les policiers en vélo elle gonfle la note: «- Je me demande ce que ces cons-là peuvent bien y connaître, dit Zazie en bâillant. –Mazette, dit le hanvélo qui savait causer, vous avez entendu, subordonné? Voilà qui semble friser l’injure. – C’est pas une frisure, dit Zazie Mollement, c’est une permanente» (p.172). Elle n’a que faire des bons sentiments: «- Politesse mon cul […]» (p.131). Sa devise pourrait être: mérite le respect qui sait jouer.

Les conceptions des deux fillettes devant le monde autoritaire des adultes sont donc plutôt opposées: Lolita a vu ce monde comme étant pervers et dégoûtant alors que Zazie le conçoit comme un monde ennuyeux et «con». Lolita le comprend comme une fatalité et obtempère lorsqu’elle y est acculée par Humbert et Quilty, mais essaie de s’en tenir loin et de vivre une petite vie normale aussitôt débarrassée d’eux. Zazie aimerait mieux le voir disparaître: au cinéma, elle préfère quand les personnages  «crèvent tous». Son appétit destructeur se révèle dans son talent à pulvériser ses interlocuteurs par une logique imparable et une mauvaise foi désarmante. Lolita regrette les saines relations familiales de l’enfance, qu’elle n’a que peu connues. On peut penser qu’elle espère en mettant un enfant au monde,  recréer le monde qu’elle a perdu. 

La posture de Zazie est plus paradoxale, car elle veut occuper une position de domination alors que son jeune âge l’en empêche. Elle n’est pas prise au sérieux, ses questions restent sans réponses, ses cris sans écho; ils se perdent dans la déférence qu’on la majorité des personnages à son égard. Il n’est pas surprenant de voir un «duel» de stratèges entre elle et Pedro-Surplus lors de leur première rencontre. Ce dernier s’avère être Aroun Arachide, le représentant de la tyrannie. À l’instar de Zazie, il cherche à créer la zizanie entre les personnages. La scène finale où il entre dans le restaurant Aux Nyctalopes, suivi de ses troupes, qui sous ses ordres, mitraillent la veuve Mouaque (la mort du Que Moi, de la subjectivité égoïste) atteint une limite chez l’enfant: elle s’évanouit, pour ensuite se réveiller dans les bras de sa mère qui, lui demandant comment s’est passé son séjour, lui répond qu’elle a vieilli. Comme si elle savait désormais que la domination des masses n’est pas plus marrante que la soumission aux autorités et que son moi devrait se contenter d’être fort sans pour autant prendre le pouvoir, trop exigeant, et qui fait perdre la liberté d’errer et de dire tout ce qu’elle pense quand ça lui chante. La gamine qui ferait «se battre les montagnes» entre dans les compromis.

 

«Sessualité» ou nymphette rime avec inceste

Nous connaissons les minauderies et les poses faussement ingénues de Lolita, de même que les coups de gueule et la vivacité de Zazie, mais face à la sexualité comment réagissent-elles? Humbert n’est pas la première personne avec qui couche Lolita, il y a le garçon du camp de vacances. Il y a déjà un éveil sexuel, ce n’est pas Humbert qui initie la petite. « Lo-li-ta […] est protypique, et c’est à ce titre qu’elle est un danger public: elle n’a rien d’exceptionnel, c’est la petite fille Américaine moyenne, qui manifeste, en toute simplicité, des tendances sous-jacentes aussi bien en Europe qu’en Amérique» (P. Dommergues, p.127), la tendance ici abordée concerne l’éveil du désir sexuel chez les fillettes et exprime la transformation sociale contenue dans cet éveil, ou plutôt la mise au grand jour de phénomènes existant depuis longtemps, mais refoulés par une morale puritaine:

C’est ainsi que Lolita enfreint, avec une vigueur vengeresse, tous les tabous victoriens et postvictoriens. Le roman dit la mort […]. Il suggère assez clairement, même si John Ray Jr. Insiste sur l’absence de mots obscènes, le sexe, indicible pour les victoriens. Il met en scène la vraie violence, celle des actes, alors qu’Alice [nous pourrions dire Zazie] se contente de la violence verbale, toujours transformable en jeu verbal, en conversation. (Leclercle, p.94) 

Chez Zazie, la vérité est-elle la même? Nous ne le croyons pas. La mère de Zazie a tué son mari pour que sa fille ne passe pas «à la casserole». Seul ce père, bourré en permanence a vu dans Zazie un objet sexuel. En fait, toutes les allusions sexuelles proviennent des adultes. En aucune circonstance elle ne fait montre de désir érotique: ses seules envies sont d’aller «se voiturer» dans le métro et de comprendre «cexé» un «hormosessuel».  La nature intellectuelle de sa curiosité démontre l’importance accordée par Zazie à la réalité désignée par les mots.

Selon nous, cette grande différence quant à l’éveil sexuel chez nos deux figures féminines constitue «la» caractéristique, le point de divergence fondamentale entre les deux personnages. L’expérience de la sexualité à l’orée de l’adolescence fait basculer l’enfant dans une nouvelle gamme de mystères. C’est le rapport à l’autre qui change: le désir du jeu est désormais, dans une large part, déterminé par l’autre. La solitude cherche à être brisée: les flirts et les engueulades commencent. Lolita a déjà une longueur d’avance et Zazie n’a pas encore commencé la course. Elle reste fascinée par le langage et les pensées transigées par lui. Lolita perd ses repères et ne s’habitue ni aux règles du langage ni à celle de la conversation. Si les deux jeunes filles ont un contact différent avec la sexualité, c’est entre autres en raison du milieu dans lequel elles évoluent. Voyons maintenant quelle marge de liberté de mouvement leur laissent les adultes qui les accompagnent dans leur pérégrination.

 

Lolita

C’est une figure mystérieuse et cachée, secrète, loin de la place publique, installée dans des zones interlopes. Dans le roman autant que dans les films, Lolita est presque toujours dans des lieux fermés, dans une maison, dans un jardin privé, dans l’habitacle d’une voiture, dans un motel, dans l’enclos d’un court de tennis. Confinée dans des lieux clos, elle est l’oiseau protégé du monde extérieur qu’on met en cage pour profiter de son chant dans l’intimité. C’est une figure qui dirige vers l’intérieur, vers la chambre à coucher. De plus, elle se retrouve devant une situation dont elle ne peut parler avec personne. Le fait de changer sans arrêt de place, d’être toujours sur la route, l’empêche de créer des amitiés durables: «[…] elle perd ses repères, devient orpheline, quitte sa ville natale, son lycée et ses amis, et les errances de la jeune fille, moitié exploitée d’un couple monstrueux, ne sont pas les vagabondages joyeux d’Alice [ou de Zazie] – mais plutôt celles, classiques dans le film noir américain, du criminel recherché par toutes les polices» (Leclercle, p.91).  Et les discours de Humbert sur les horreurs de l’assistance publique de même que son habitude du luxe, concourent à lui enlever le goût et la rigueur de tenter la rébellion, d’aller voir les policiers, gardien de la normalité. Sa force est la séduction, pas la dialectique; sa liberté est dans la soumission.

Sa liberté, Lolita pense la gagner si elle amasse assez d’argent pour s’offrir un billet d’autobus et ainsi échapper à Humbert ou si elle séduit un autre homme qui la sauvera de cette situation. La solution (illusoire) est dans le monnayage de ses faveurs, dans le calcul et la stratégie. Connaissant les désirs de ce fou, elle doit se rendre maître dans l’art du jeu pour avoir une petite chance de réussir. Elle dose les mensonges et le langage ordurier afin de projeter sur son bourreau l’image d’elle-même qu’il est habitué de contempler. «Elle protégeait  sa vulnérabilité sous une armure d’impudence ordurière, et moi je débitais  des commentaires désespérément désinvoltes, et sur un ton si faux […] que je provoquais chez mon interlocutrice  de telles explosions de grossièreté que tout échange devenait impossible, oh, ma pauvre petite fille meurtrie.» (Nabokov, p.450) Le moindre faux pas, et la vigilance du «simien sénescent» s’accroîtront jusqu’à étouffer complètement sa volonté. D’ailleurs, Lolita n’a aucune chance de s’évader en fournissant un réquisitoire argumentatif, Humbert possède une culture et un langage d’érudit. Le confondre par des sourires et des mensonges devient à un certain moment (du livre et du film), son unique chance. Elle a dépassé le stade du désespoir, elle agit: la nécessité la pousse en avant. Son bourreau offre la description de l’état d’oppression pathologique de la fillette: 

[…] un regard étrange sur son visage… un regard que je ne puis décrire… empreint d’un désarroi si total qu’il se muait en une expression d’ahurissement presque euphorique – oui, euphorique parce que Lo apercevait soudain la limite extrême de l’injustice et de la frustration, et que toute limite présuppose l’existence de quelque chose au-delà, d’où se reflet de stupeur placide dans son regard. Et si l’on songe que c’était là […] le visage d’une toute petite fille, on pourra apprécier quels remous de luxure calculée et quel désespoir réfléchi me retinrent alors de tomber à ses pieds […] et de sacrifier ma jalousie au plaisir […] que Lolita espérait goûter au contact des enfants malpropres et redoutables de ce monde étranger qui était si réel à ses yeux. (p.448-449)

Lolita est pour Humbert une machine à plaisir, mais ce plaisir lui échappe en grande partie parce qu’il est seulement physique: aucune complicité ne l’unit à la nymphette. L’acte amoureux n’a pas plus de signification chez Lolita que celle de boire du coca-cola. Leur relation se joue sous le sceau de la tension et la nymphette fait tout pour s’en libérer. Au début de leur voyage, à l’hôtel des «Chasseurs enchantés», nous lisons, ou voyons (Kubrick et Lyne ont inséré la scène, primordiale) les yeux brillants et la «bouche moelleuse» de la petite fille chuchoter quelques propositions à Humbert. Cette scène est fondamentale, car elle représente Lolita comme une enfant précoce pour qui la sexualité est encore un jeu: elle n’a eu, jusque là, de rapport sexuel qu’avec ses semblables, ses égaux. Ce plaisir qu’elle put prendre dans la chambre des «chasseurs» se change vite en aversion marquée pour son «papa» dans les scènes postérieures1. «C’est parce qu’elle se sent réduite au rang d’objet d’un certain type de discours que Lolita, qui accepte de se donner ou est contrainte de le faire, ne trouve aucune satisfaction intellectuelle ou morale, aucun plaisir physique.» (C. Raguet-Bouvart, p.95) Certainement, mais nous croyons la chose pire encore. Une enfant découvre le monde des adultes, celui dans lequel elle fera bientôt partie, et prend conscience de l’horreur de sa réalité, et de surcroît, de celle des gens qu’elle prenait pour des héros (Humbert et Quilty), dont l’image se confondait avec celle du succès et de l’intelligence et qui maintenant lui apparaît comme le portrait de Dorian Gray, c’est-à-dire le comble de la perversion et du dégoût; cette fillette-là possède trois solutions: le suicide, l’évasion, la révolte. Lolita s’évade par tous les moyens qui sont (fugue, télé, alcool, bébé2). Elle choisit de fonder une famille avec le premier venu pour devenir «normale», et boit une canette de bière sous les grésillements de la télé.  Zazie aurait foutu le feu.

 

Zazie

Zazie est à l’extérieur de la maison, elle s’est échappée. Elle court dans les rues et agit aux grands airs, sans soucis des conventions, mais sachant comment les utiliser à son avantage. La jeune Française possède de la «défense». Connaissant le sordide par les «papouilles zozées» de son père, mais surtout par la mort de celui-ci sous la hache de sa mère, Zazie transforme l’événement en farce grotesque. Au bistro, Pedro Surplus lui offre de la bière, Zazie croit qu’il veut sans doute profiter d’elle. Dans le film, elle lui raconte son histoire sans que cela ne l’empêche de manger et de boire avec appétit. Malle a proposé une conjonction entre la narration de la fillette et sa rapide déglutition. Dans le livre, la jeune Lalochère mange d’abord les huîtres et les frites avec hargne, avant de boire deux demis, puis de raconter l’histoire. Le silence lors de sa déglutition montre qu’elle se sent bafoué par Pédro-Surplus: il garde les «bloudjinnzes» près de lui dans l’espoir, du moins le croit-elle, de s’en servir comme monnaie d’échange contre des faveurs.  Elle raconte, en rajoute, peut-être invente-t-elle, et prend son temps devant ce possible «satyre», pour mieux se carapater dans la foule avec le précieux paquet. Cette scène du restaurant démontre le doute éprouvé par Zazie devant les hommes qui se montrent trop avenants avec elle et lui parlent sentiment et gentillesse:

-Et pourquoi pleurais-tu tout à l’heure sur le banc? Zazie répond pas. Il commence à l’emmerder, ce type. –Tu es perdue, hein? Zazie hausse les épaules. C’est vraiment un sale type. -Tu saurais me dire l’adresse du tonton Gabriel? Zazie se tient de grand discours avec sa petite voix intérieure: non, mais, de quoi je me mêle, qu’est-ce qu’i s’imagine, il l’aura pas volé, ce qui và lui arriver. (p.56)

Zazie ne s’en laisse pas imposer et, contrairement à Lolita, elle a derrière elle un refuge qui l’attend, des adultes pour répondre à ses besoins.

Sa mère, Gabriel, Marceline, Turandot et Charles la protègent-elle vraiment? Le doute est productif, alors voyons voir où il nous mènera. Pour aller baiser trente-six heures avec son «jules», Jeanne Lalochère confie sa fille à Gabriel qu’elle croit inoffensif et homosexuel. Gabriel propose à Marceline (Albertine au cinéma) de donner à Zazie des soporifiques en suppositoire pour qu’elle dorme jusque tard dans la journée, histoire de ne pas devoir s’en occuper et de vaquer comme à l’habitude à leurs plus banales occupations. Marceline ne répond rien à cette proposition, mais ment autant que les autres à Zazie et ne met pas le pied dehors pour ramener la fugueuse. Turandot essaie de la rattraper, mais devant l’attroupement créé par la gamine, il s’en revient blême au Bistro où il avale quatre verres d’alcool: il n’a pas la stature verbale nécessaire pour lutter. Charles ne se fiche pas de la gamine, mais devant les innombrables questions de Zazie, jamais résolue chez lui, il fuit la rhétorique du monstre et court demander à Mado Ptits-pied sa main; comme si la seule façon de résoudre la confusion créée par Zazie était de poser un acte. Par son agressivité langagière, son flot de questions, Zazie échappe à la position de victime et, paradoxalement, ce sont les adultes qui se retrouvent victimes de la déflagration zazique. Ce sont des victimes parce que leur langage porte sur les choses, mais n’agit pas sur elles. Seule Zazie a un langage transitif, au sens où l’entend Roland Barthes:

[…] langage qui se fonde dans l’action même, qui agit les choses, c’est le premier langage transitif, celui dont on peut parler, mais qui lui-même transforme plus qu’il ne parle. C’est le contact transitif du réel […] elle ne parle que l’impératif ou l’optatif [Qui exprime un souhait, Le petit Robert] […] c’est pour cela que son langage est l’abri de toute dérision. (R. Barthes, p.128)

Laverdure, le perroquet, résume l’attitude des adultes: «Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire.» Les personnages du roman sont de grands parleurs pour qui l’action est toujours très compliquée, voire inutile. Que fait Gabriel lorsqu’il apprend que la petite s’est sauvée? Il se rendort et ronfle. Le seul personnage qui est du côté de l’action est Marceline, l’automate, mais son action est toujours douce et utile. Zazie est là pour que ça change, elle est l’agent provocateur de l’action.

La présence d’esprit de Zazie, jointe à des répliques inattaquables, transforme son rejet de l’acte sexuel en questions persistantes. En dehors des discussions sur la chose, à aucun moment il n’y a copulation. Le coït est absent, il n’y a aucune érotisation de situation, seulement une caricature d’érotisme et des mots. D’ailleurs, cette absence de sexualité est parfaitement illustrée dans cet échange entre Charles et Turandot: «-Elle peut pas dire un mot, cette gosse, sans ajouter mon cul après. - Et elle joint le geste à la parole? demanda Turandot. – Pas encore, répondit gravement Charles, mais ça viendra.» Ce n’est pas une séductrice, une nymphette, ses désirs surgissent du discours pour s’y rediriger ensuite. Il est étrange de voir que c’est encore avec Charles que la seule longue conversation sur la sexualité a lieu, conversation où la source des questions posées par Zazie semble émerger directement de l’auteur, si l’on regarde de plus près sa dernière réplique:

- Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas marié?
- J’ai trouvé personne qui me plaise.
- Vzèetes rien snob! Et moi, je vous plairais?
- T’es qu’une môme.
- Y a des filles qui se marient à douze ans. Y a des hommes qu’aiment ça.
- Et moi je te plairais?
- Bien sûr que non!
- T’as de drôles d’idées, tu sais, pour ton âge.
- Ça c’est vrai. Je me demande même où je vais les chercher.
- C’est pas moi qui pourrais te le dire. (Queneau, p.87)
 

On croirait presque qu’elle (ou son créateur) a lu le roman de Nabokov. Mais est-ce impossible? Queneau a été un des premiers lecteurs français de Lolita pour le compte de Gallimard en 1953. On voit donc une influence se dessiner entre les deux figures. Les refus de Zazie et le rapport de proximité qu’elle entretient avec le langage sont peut-être issus de la révélation des conséquences du charme en bas âge ou de la prise de conscience de la facticité du monde sans réalité des personnages hollywoodiens. Conséquences issues de la lecture des déboires de sa consoeur d’Amérique? Qui sait?

La stricte opposition des caractères de chacune permet de le penser. Le jeu des starlettes n’est pas du ressort de Zazie, sa spontanéité empêche les poses de se fixer. Même si des événements sont similaires, la réaction qu’ils suscitent est différente chez les héroïnes. Chacune a perdu son père, chacune rencontre un homme étrange (une figure de substitution?): Pédro-Surplus pour Zazie, Humbert puis Quilty (le double de Humbert) pour Lolita. Pédro-Surplus poursuit Zazie, mais comme il le dira plus loin, c’est plus par ennui que par attrait réel: «La mouflette cambrousarde, elle m’intéressait pas malgré ses histoires meurtrières» (p.159), contrairement à Humbert et Quilty qui bavent devant la nymphette. Les protagonistes de Zazie dans le métro sont avant tout indécis, alors que les deux pentapodes de Lolita sont pathologiquement dangereux. Les premiers représentent la paresse et l’incertitude tandis que les seconds incarnent la décadence, la désintégration des valeurs familiales. Le père de Zazie est expulsé de l’intrigue à coup de hache, mais sa fille ne semble pas s’en soucier, contrairement à Lolita qui semble marquée par l’absence du père. On peut supposer que sa quête fondamentale soit la quête de la figure paternelle et que c’est l’échec de cette quête qui conduit la jeune fille à désirer recommencer le cycle. Là encore elle échoue: le lecteur apprend que Lolita, ou Mme Richard F. Schiller, meurt en accouchant d’une fille mort-née. Le cycle devait s’achever pour être éternel.

Par son aplomb, sa gouaille et sa gourmandise de la vie, Zazie est constamment dans la clarté des feux de la rampe. Elle se distance du caractère blasé et véniel de la nymphette par son éclat. Elle représente la force contestataire, le langage tyrannique des enfants. Zazie prend en compte la «sessualité» des adultes sans composer avec elle. Faire l’amour ne l’intéresse pas. Elle interroge pour comprendre «cexé», mais n’a pas cette langueur sexuelle, copiée sur les putains et les stars de cinéma qui caractérise Lolita dans son commerce avec le monde. Lolita est une fillette qui porte un masque. Son apparence évoque la naïveté des jeunes filles, mais son comportement fait d’elle une starlette aguicheuse et son expérience la transforme en prostituée. Son charme obscur, ses poses et son air absent éclaircissent seulement les yeux de quelques hommes. Consciente du trouble où elle les plonge, et connaissant déjà, dans le monde furtif de l’enfance, l’acte sexuel, Lolita détruit le mythe de la jeune fille innocente. En effet, le livre dévoile une morale qui attribuait à l’adolescent la grâce d’un ange en occultant la sexualité propre à cet âge. La démarche de Lolita fait d’elle un être qui n’existe que pour autrui, sans eux, elle redevient une petite fille comme les autres, et son peu de curiosité à l’égard de la connaissance, sphère du monde des adultes, la confère à un ennui proche du néant. Zazie a également besoin des autres, mais dans un autre but. Seule, sans personne à détruire, on a l’impression qu’elle exploserait et que chacun de ses débris essaierait de créer le bordel en tombant dans les engrenages vitaux de la grande machine sociale. Son regard dévoile les contradictions ainsi que la nature idiote et sans passion des gens, de la masse. C’est le monde des adultes vu par un enfant, alors que Lolita est l’enfant imaginé par un adulte.

 

Bibliographie

BARTHES, Roland, Le plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, 105 p.

BARTHES, Roland. «Zazie et la littérature»  dans  Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 125-131.

BIGOT, Michel, Zazie dans le métro de Raymond Queneau, Paris, Gallimard, Coll. Foliothèque, 1994, 237 p.

DEBORD, Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1996 [1967], 209 p.

DOMMERGUES, Pierre, L’aliénation dans le roman américain contemporain, Paris, 10|18, 1976, 443 p.

LECERCLE, Jean-Jacques, «Lolitalice» dans Lolita, Paris, Éditions Autrement, Coll. Figures mythiques, 1998, p. 121-143.

NABOKOV, Vladimir, Lolita, Paris, Le livre de poche, 1963 [1955], 499 p.

PAVESE, Cesare, Le Métier de vivre, Paris, Gallimard,  Coll. Folio, 1995, 320 p.

QUENEAU, Raymond, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, Coll. Folio,  2002 [1959], 189 p.

RAGUET-BOUVART, Christine, Lolita, un royaume au-delà des mers, Paris, Presses universitaires de Bordeaux, Coll. Images, 1996, 313 p.

RAGUET-BOUVART, Christine, Vladimir Nabokov, Paris, Belin, 2000, 128 p.

TIQQUN Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, Paris, Mille et une nuits (no 362), 2001, 208 p.

TROUBETZKOY, Wladimir, «La nymphette et le pentapode» dans Lolita, Paris, Éditions Autrement, Coll. Figures mythiques, 1999, p. 144 – 178.

 

  • 1. «Elle était entrée dans mon univers […] avec une curiosité imprudente; elle l’avait visité avec une grimace de désenchantement amusé; et il me semblait maintenant qu’elle ne songeait qu’à le fuir, mue par un sentiment proche de la répugnance.» (p. 259)
  • 2. «[…] peu à peu, au cours de notre cohabitation aberrée et bestiale, il était venu à l’esprit conventionnel de ma Lolita que la plus horrible des vies familiales eût été préférable à cette parodie d’inceste qui, en tout état de cause, était ce que j’avais à offrir de mieux à la petite orpheline.» (p. 454)